Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/420

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conseil des hommes les plus éclairés, devoir retrancher quelque chose du rôle de Frélon, qui paraissait encore dans les derniers actes : il était puni, comme de raison, à la fin de la pièce ; mais cette justice qu’on lui rendait semblait mêler un peu de froideur au vif intérêt qui entraîne l’esprit au dénoûment.

De plus, le caractère de Frélon est si lâche et si odieux, que nous avons voulu épargner aux lecteurs la vue trop fréquente de ce personnage, plus dégoûtant que comique. Nous convenons qu’il est dans la nature ; car, dans les grandes villes où la presse jouit de quelque liberté, on trouve toujours quelques-uns de ces misérables qui se font un revenu de leur impudence, de ces Arétins subalternes qui gagnent leur pain à dire et à faire du mal, sous le prétexte d’être utiles aux belles-lettres ; comme si les vers qui rongent les fruits et les fleurs pouvaient leur être utiles !

L’un des deux illustres savants, et, pour nous exprimer encore plus correctement, l’un de ces deux hommes de génie qui ont présidé au Dictionnaire encyclopédique, à cet ouvrage nécessaire au genre humain, dont la suspension fait gémir l’Europe ; l’un de ces deux grands hommes, dis-je, dans des essais qu’il s’est amusé à faire sur l’art de la comédie[1], remarque très-judicieusement que l’on doit songer à mettre sur le théâtre les conditions et les états des hommes. L’emploi du Frélon de M. Hume est une espèce d’état en Angleterre : il y a même une taxe établie sur les feuilles de ces gens-là. Ni cet état ni ce caractère ne paraissaient dignes du théâtre en France ; mais le pinceau anglais ne dédaigne rien ; il se plaît quelquefois à tracer des objets dont la bassesse peut révolter quelques autres nations. Il n’importe aux Anglais que le sujet soit bas, pourvu qu’il soit vrai. Ils disent que la comédie étend ses droits sur tous les caractères et sur toutes les conditions ; que tout ce qui est dans la nature doit être peint ; que nous avons une fausse délicatesse, et que l’homme le plus méprisable peut servir de contraste au plus galant homme.

J’ajouterai, pour la justification de M. Hume, qu’il a l’art de ne présenter son Frélon que dans des moments où l’intérêt n’est pas encore vif et touchant. Il a imité ces peintres qui peignent un crapaud, un lézard, une couleuvre, dans un coin du tableau, en conservant aux personnages la noblesse de leur caractère.

  1. Diderot : l’autre homme de génie est d’Alembert. (B.) — Voyez, dans les Œuvres de Diderot, les Entretiens sur le Fils naturel. Édition Garnier frères, tome VII, page 85.