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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/90

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sions qui répondaient à la mâle et harmonieuse énergie des vers grecs, autant qu’il est possible d’en approcher dans la prose d’une langue à peine tirée de la barbarie, et qui, polie par tant de grands auteurs, manque encore pourtant de précision, de force, et d’abondance. On sait qu’il est impossible de faire passer dans aucune langue moderne la valeur des expressions grecques : elles peignent d’un trait ce qui exige trop de paroles chez tous les autres peuples ; un seul terme y suffit pour représenter ou une montagne toute couverte d’arbres chargés de feuilles, ou un dieu qui lance au loin ses traits, ou les sommets des rochers frappés souvent de la foudre. Non-seulement cette langue avait l’avantage de remplir d’un mot l’imagination, mais chaque terme, comme on sait, avait une mélodie marquée et charmait l’oreille tandis qu’il étalait à l’esprit de grandes peintures. Voilà pourquoi toute traduction d’un poëte grec est toujours faible, sèche et indigente : c’est du caillou et de la brique avec quoi on veut imiter des palais de porphyre. Cependant M. de Malézieu[1], par des efforts que produisait un enthousiasme subit, et par un récit véhément, semblait suppléer à la pauvreté de la langue, et mettre dans sa déclamation toute l’âme des grands hommes d’Athènes. Permettez-moi, madame, de rappeler ici ce qu’il pensait de ce peuple inventeur, ingénieux et sensible, qui enseigna tout aux Romains ses vainqueurs, et qui, longtemps après sa ruine et celle de l’empire romain, a servi encore à tirer l’Europe moderne de sa grossière ignorance.

Il connaissait Athènes mieux qu’aujourd’hui quelques voyageurs ne connaissent Rome après l’avoir vue. Ce nombre prodigieux de statues des plus grands maîtres, ces colonnes qui ornaient les marchés publics, ces monuments de génie et de grandeur, ce théâtre superbe et immense, bâti dans une grande place, entre la ville et la citadelle, où les ouvrages des Sophocle et des Euripide étaient écoutés par les Périclès et par les Socrate, et où des jeunes gens n’assistaient pas debout et en tumulte ; en un mot, tout ce que les Athéniens avaient fait pour les arts en tous les genres était présent à son esprit. Il était bien loin de penser comme ces hommes ridiculement austères, et ces faux politiques qui blâment encore les Athéniens d’avoir été trop somptueux dans

  1. Nicolas de Malézieu, né en 1650, seigneur de Châtenay, près de Sceaux, chancelier de la principauté de Dombes, secrétaire général des Suisses et Grisons de France, secrétaire des commandements du duc du Maine, et membre de l’Académie française.