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84 ÉPITRE À LA DUCHESSE DU MAINE.

Ce ne fut que dans un âge plus mûr que cet homme éloquent comprit qu’il était capable de mieux faire, et qu’il se repentit d’avoir allaibli la scène par tant de déclarations d’amour, par tant de sentiments de jalousie et de coquetterie, plus dignes, comme j’ai déjà osé le dire *, de Ménandre que de Sophocle et d’Euripide, Il composa son chef-d’œuvre iVAthalic : mais quand il se fut ainsi détrompé lui-même, le public ne le fut pas encore. On ne put imaginer qu’une femme, un enfant et un prêtre pussent former une tragédie intéressante : l’ouvrage le plus approchant de la perfection qui soit jamais sorti de la main des hommes resta ^ngtemps méprisé, et son illustre auteur mourut avec le cliagrin d’avoir vu son siècle, éclairé mais corrompu, ne pas rendre justice à son chef-d’œuvre.

Il est certain que si ce grand homme avait vécu, et s’il avait cultivé un talent qui seul avait fait sa fortune et sa gloire, et qu’il ne devait pas abandonner, il eût rendu au théâtre son ancienne pureté, il n’eiU point avili, par des amours de ruelle, les grands sujets de l’antiquité. Il avait commencé Vlphigènie en Tauride, et la galanterie n’entrait point dans son plan : il n’eût jamais rendu amoureux ni Agamemnon, ni Oreste, ni Electre, ni téléphonie, ni Ajax ; mais ayant malheureusement quitté le théâtre avant que de l’épurer, tous ceux qui le suivirent imitèrent et outrèrent ses défauts, sans atteindre à aucune de ses beautés. La morale des opéras de Quinault entra dans presque toutes les scènes tragiques : tantôt c’est un Alcibiade , qui avoue que « dans ses tendres moments il a toujours éprouvé qu’un mortel peut goûter un bonheur achevé » ; tantôt c’est une Amestris, qui dit que

La fille d’un grand roi

Brûle d’un feu secret, sans honte et sans effroi ’.

Ici un Agnonide

De la belle Chrysis en tout lieu suit les pas, Adorateur constant de ses divins appas.

i. Voyez préface de Nanine, page 8 ; mais c’est Térence, et non Ménandre, qui y est nommo. (B.)

2. Dans V Alcibiade de Carnpistron, acte l*""", scène viii, on lit :

Dans ces tendres instants j’ai toujours éprouvé Qu’un mortel peut sentir un bonheur achevé.

3. Ibid., II, VII.