Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome6.djvu/404

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lui demandai si c’étaient des gages de ses débiteurs ; il me répondit que non ; mais qu’il ne faisait jamais de marché qu’en présence du crucifix. Je lui repartis qu’en ce cas un seul suffisait, et que je lui conseillais de le placer entre les deux larrons. Il me traita d’impie, et me déclara qu’il ne me prêterait point d’argent. Je pris congé de lui ; il courut après moi sur l’escalier, et me dit, en faisant le signe de la croix, que, si je pouvais l’assurer que je n avais point eu de mauvaises intentions en lui parlant, il pourrait conclure mon affaire en conscience. Je lui répondis que je n’avais eu que de très bonnes intentions. Il se résolut donc à me prêter sur gage à dix pour cent pour six mois, retint les intérêts par devers lui, et au bout des six mois il disparut avec mes gages, qui valaient quatre ou cinq fois l’argent qu’il m’avait prêté. La figure de ce galant homme, son ton de voix, toutes ses allures, étaient si comiques qu’en les imitant j’ai fait rire quelquefois des convives à qui je racontais cette petite historiette. Mais certainement si j’en avais voulu faire une comédie, elle aurait été des plus insipides.

Il en est peut-être ainsi de la comédie du Dépositaire. Le fond de cette pièce est ce même conte que Mlle Lenclos fit à Molière. Tout le monde sait que Gourville ayant confié une partie de son bien à cette fille si galante et si philosophe, et une autre à un homme qui passait pour très-dévot[1], le dévot garda le dépôt pour lui, et celle qu’on regardait comme peu scrupuleuse le rendit fidèlement sans y avoir touché.

Il y a aussi quelque chose de vrai dans l’aventure des deux frères. Mlle Lenclos racontait souvent qu’elle avait fait un honnête homme d’un jeune fanatique, à qui un fripon avait tourné la tête, et qui, ayant été volé par des hypocrites, avait renoncé à eux pour jamais.

De tout cela on s’est avisé de faire une comédie, qu’on n’a jamais osé montrer qu’à quelques intimes amis. Nous ne la donnons pas comme un ouvrage bien théâtral ; nous pensons même qu’elle n’est pas faite pour être jouée. Les usages, le goût, sont trop changés depuis ce temps-là. Les mœurs bourgeoises semblent bannies du théâtre. Il n’y a plus d’ivrognes : c’est une mode qui était trop commune du temps de Ninon[2]. On sait que Chapelle s’enivrait presque tous les jours ; Boileau même, dans ses premières satires, le sobre Boileau parle toujours de bouteilles de vin, et de

  1. Le grand pénitencier de Notre-Dame. (B.)
  2. Voyez acte I, scène i, vers 28 ; et, scène vi, l’un des quatre derniers vers ; acte II, scène i, vers 13-14 ; acte IV, scène ii, vers 18-20, etc. (B.)