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ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

jeune femme de Henri de Navarre, éveillée par cet affreux tumulte, craignant pour son époux et pour elle-même, saisie d’horreur et à demi morte, sauta brusquement de son lit pour aller se jeter aux pieds du roi son frère. À peine eut-elle ouvert la porte de sa chambre que quelques-uns de ses domestiques protestants coururent s’y réfugier. Les soldats entrèrent après eux, et les poursuivirent en présence de la princesse. Un d’eux, qui s’était caché sous son lit, y fut tué ; deux autres furent percés de coups de hallebarde à ses pieds ; elle fut elle-même couverte de sang.

Il y avait un jeune gentilhomme qui était fort avant dans la faveur du roi, à cause de son air noble, de sa politesse, et d’un certain tour heureux qui régnait dans sa conversation : c’était le comte de La Rochefoucauld, bisaïeul du marquis de Montendre, qui est venu en Angleterre pendant une persécution moins cruelle, mais aussi injuste. La Rochefoucauld[1] avait passé la soirée avec le roi dans une douce familiarité, où il avait donné l’essor à son imagination. Le roi sentit quelques remords, et fut touché d’une sorte de compassion pour lui : il lui dit deux ou trois fois de ne point retourner chez lui, et de coucher dans sa chambre ; mais La Rochefoucauld répondit qu’il voulait aller trouver sa femme. Le roi ne l’en pressa pas davantage, et dit : « Qu’on le laisse aller ; je vois bien que Dieu a résolu sa mort. » Ce jeune homme fut massacré deux heures après.

Il y en eut fort peu qui échappèrent de ce massacre général. Parmi ceux-ci, la délivrance du jeune La Force est un exemple illustre de ce que les hommes appellent destinée. C’était un enfant de dix ans[2]. Son père, son frère aîné, et lui, furent arrêtés en même temps par les soldats du duc d’Anjou, Ces meurtriers tombèrent sur tous les trois tumultuairement, et les frappèrent au hasard. Le père et les enfants, couverts de sang, tombèrent à la renverse les uns sur les autres. Le plus jeune, qui n’avait reçu aucun coup, contrefit le mort, et le jour suivant il fut délivré de tout danger. Une vie si miraculeusement conservée dura quatre-vingt-cinq ans. Ce fut le célèbre maréchal de La Force, oncle de la duchesse de La Force, qui est présentement en Angleterre.

Cependant plusieurs de ces infortunées victimes fuyaient du côté de la rivière. Quelques-uns la traversaient à la nage pour

  1. Voyez page 81.
  2. Il serait donc né en 1562 ; mais ce compte diffère des chiffres qui sont donnés page 85.