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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

monstrueux et de plus absurde, vous le trouverez dans Shakespeare. Quand je commençais à apprendre la langue anglaise, je ne pouvais comprendre comment une nation si éclairée pouvait admirer un auteur si extravagant ; mais dès que j’eus une plus grande connaissance de la langue, je m’aperçus que les Anglais avaient raison, et qu’il est impossible que toute une nation se trompe en fait de sentiment, et ait tort d’avoir du plaisir. Ils voyaient comme moi les fautes grossières de leur auteur favori ; mais ils sentaient mieux que moi ses beautés, d’autant plus singulières que ce sont des éclairs qui ont brillé dans la nuit la plus profonde. Il y a cent cinquante années qu’il jouit de sa réputation. Les auteurs qui sont venus après lui ont servi à l’augmenter plutôt qu’ils ne l’ont diminuée. Le grand sens de l’auteur de Caton, et ses talents, qui en ont fait un secrétaire d’État, n’ont pu le placer à côté de Shakespeare. Tel est le privilége du génie d’invention : il se fait une route où personne n’a marché avant lui ; il court sans guide, sans art, sans règle ; il s’égare dans sa carrière, mais il laisse loin derrière lui tout ce qui n’est que raison et qu’exactitude. Tel à peu près était Homère : il a créé son art, et l’a laissé imparfait : c’est un chaos encore ; mais la lumière y brille déjà de tous côtés.

Le Clovis de Desmarets, la Pucelle de Chapelain, ces poëmes fameux par leur ridicule, sont, à la honte des règles, conduits avec plus de régularité que l’Iliade ; comme le Pyrame de Pradou est plus exact que le Cid de Corneille. Il y a peu de petites Nouvelles où les événements ne soient mieux ménagés, préparés avec plus d’artifice, arrangés avec mille fois plus d’industrie que dans Homère ; cependant douze beaux vers de l'Iliade sont au-dessus de la perfection de ces bagatelles, autant qu’un gros diamant, ouvrage brut de la nature, l’emporte sur des colifichets de fer ou de laiton, quelque bien travaillés qu’ils puissent être par des mains industrieuses. Le grand mérite d’Homère est d’avoir été un peintre sublime. Inférieur de beaucoup à Virgile dans tout le reste, il lui est supérieur en cette partie. S’il décrit une armée en marche, « c’est un feu dévorant qui, poussé par les vents, consume la terre devant lui ». Si c’est un dieu qui se transporte d’un lieu à un autre, « il fait trois pas, et au quatrième il arrive au bout de la terre[1] ». Quand il décrit la ceinture de Vénus, il n’y a point de tableau de l’Albane qui approche de cette peinture riante. Veut-il fléchir la colère d’Achille, il personnifie les prières :

  1. Livre XIII, vers 20-21.