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LUCAIN.

le sujet d’un poëme épique ; Varius, contemporain, ami, et rival de Virgile, mais dont les ouvrages ont été perdus, avait exécuté avec succès cette dangereuse entreprise. La proximité des temps, la notoriété publique de la guerre civile, le siècle éclairé, politique, et peu superstitieux, où vivaient César et Lucain, la solidité de son sujet, ôtaient à son génie toute liberté d’invention fabuleuse. La grandeur véritable des héros réels qu’il fallait peindre d’après nature était une nouvelle difficulté. Les Romains, du temps de César, étaient des personnages bien autrement importants que Sarpédon, Diomède, Mézence, et Turnus. La guerre de Troie était un jeu d’enfants en comparaison des guerres civiles de Rome, où les plus grands capitaines et les plus puissants hommes qui aient jamais été disputaient de l’empire de la moitié du monde connu.

Lucain n’a osé s’écarter de l’histoire ; par là il a rendu son poëme sec et aride ! Il a voulu suppléer au défaut d’invention par la grandeur des sentiments ; mais il a caché trop souvent sa sécheresse sous de l’enflure. Ainsi il est arrivé qu’Achille et Énée, qui étaient peu importants par eux-mêmes, sont devenus grands dans Homère et dans Virgile, et que César et Pompée sont petits quelquefois dans Lucain. Il n’y a dans son poëme aucune description brillante comme dans Homère : il n’a point connu, comme Virgile, l’art de narrer, et de ne rien dire de trop ; il n’a ni son élégance ni son harmonie : mais aussi vous trouvez dans la Pharsale des beautés qui ne sont ni dans l’Iliade ni dans l’Enéide ; au milieu de ses déclamations ampoulées, il y a de ces pensées mâles et hardies, de ces maximes politiques dont Corneille est rempli ; quelques-uns de ses discours ont la majesté de ceux de Tite-Live, et la force de Tacite. Il peint comme Salluste ; en un mot, il est grand partout où il ne veut point être poëte : une seule ligne telle que celle-ci, en parlant de César,

Nil actum reputans, si quid superesset agendum[1],

vaut bien assurément une description poétique.

Virgile et Homère avaient fort bien fait d’amener les divinités sur la scène : Lucain a fait tout aussi bien de s’en passer. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, étaient des embellissements nécessaires aux actions d’Énée et d’Agamemnon ; on savait peu de chose de ces héros fabuleux : ils étaient comme ces vainqueurs des jeux olym-

  1. Pharsale, livre II, vers 657.