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DON ALONZO DE ERCILLA.

auraient été toujours inconnus s’il ne les avait pas conquis et célébrés. Le sujet, qui était neuf, a fait naître des pensées neuves. J’en présenterai une au lecteur pour échantillon, comme une étincelle du beau feu qui animait quelquefois l’auteur.

« Les Araucaniens, dit-il, furent bien étonnés de voir des créatures pareilles à des hommes portant du feu dans leurs mains, et montés sur des monstres qui combattaient sous eux ; ils les prirent d’abord pour des dieux descendus du ciel, armés du tonnerre, et suivis de la destruction ; et alors ils se soumirent, quoique avec peine : mais dans la suite, s’étant familiarisés avec leurs conquérants, ils connurent leurs passions et leurs vices, et jugèrent que c’étaient des hommes : alors, honteux d’avoir succombé sous des mortels semblables à eux, ils jurèrent de laver leur erreur dans le sang de ceux qui l’avaient produite, et d’exercer sur eux une vengeance exemplaire, terrible, et mémorable. »

Il est à propos de faire connaître ici un endroit du deuxième chant, dont le sujet ressemble beaucoup au commencement de l’Iliade, et qui, ayant été traité d’une manière différente, mérite d’être mis sous les yeux des lecteurs qui jugent sans partialité. La première action de l’Aurocana est une querelle qui naît entre les chefs des Barbares, comme, dans Homère, entre Achille et Agamemnon. La dispute n’arrive pas au sujet d’une captive ; il s’agit du commandement de l’armée. Chacun de ces généraux sauvages vante son mérite et ses exploits ; enfin la dispute s’échauffe tellement qu’ils sont près d’en venir aux mains : alors un des caciques, nommé Colocolo, aussi vieux que Nestor, mais moins favorablement prévenu en sa faveur que le héros grec, fait la harangue suivante :

« Caciques, illustres défenseurs de la patrie, le désir ambitieux de commander n’est point ce qui m’engage à vous parler. Je ne me plains pas que vous disputiez avec tant de chaleur un honneur qui peut-être serait dû à ma vieillesse, et qui ornerait mon déclin : c’est ma tendresse pour vous, c’est l’amour que je dois à ma patrie qui me sollicite à vous demander attention pour ma faible voix. Hélas ! comment pouvons-nous avoir assez bonne opinion de nous-mêmes pour prétendre à quelque grandeur, et pour ambitionner des titres fastueux, nous qui avons été les malheureux sujets et les esclaves des Espagnols ? Votre colère, caciques, votre fureur, ne devraient-elles pas s’exercer plutôt contre nos tyrans ? Pourquoi tournez-vous contre vous-mêmes ces armes qui pourraient exterminer vos ennemis et venger notre patrie ? Ah ! si vous voulez périr, cherchez une mort qui vous procure de la gloire :