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MILTON.

recherché avec soin en Angleterre tout ce qui regarde ce grand homme, j’aie découvert des circonstances de sa vie que le public ignore.

Milton, voyageant en Italie dans sa jeunesse, vit représenter à Milan une comédie intitulée Adam, ou le Péché originel, écrite par un certain Andreino[1], et dédiée à Marie de Médicis, reine de France. Le sujet de cette comédie était la chute de l’homme. Les acteurs étaient Dieu le père, les diables, les anges, Adam, Ève, le serpent, la Mort, et les sept Péchés mortels. Ce sujet, digne du génie absurde du théâtre de ce temps-là, était écrit d’une manière qui répondait au dessein.

La scène s’ouvre par un chœur d’anges, et Michel parle ainsi au nom de ses confrères : « Que l’arc-en-ciel soit l’archet du violon du firmament ; que les sept planètes soient les sept notes de notre musique ; que le Temps batte exactement la mesure ; que les vents jouent de l’orgue, etc. » Toute la pièce est dans ce goût. J’avertis seulement les Français qui en riront que notre théâtre ne valait guère mieux alors ; que la Mort de saint Jean-Baptiste, et cent autres pièces, sont écrites dans ce style ; mais que nous n’avions ni Pastor fido ni Aminte.

Milton, qui assista à cette représentation, découvrit, à travers l’absurdité de l’ouvrage, la sublimité cachée du sujet. Il y a souvent, dans des choses où tout paraît ridicule au vulgaire, un coin de grandeur qui ne se fait apercevoir qu’aux hommes de génie. Les sept Péchés mortels dansant avec le diable sont assurément le comble de l’extravagance et de la sottise ; mais l’univers rendu malheureux par la faiblesse d’un homme, les bontés et les vengeances du Créateur, la source de nos malheurs et de nos crimes, sont des objets dignes du pinceau le plus hardi : il y a surtout dans ce sujet je ne sais quelle horreur ténébreuse, un sublime sombre et triste qui ne convient pas mal à l’imagination anglaise. Milton conçut le dessein de faire une tragédie de la farce d’Andreino : il en composa même un acte et demi. Ce fait m’a été assuré par des gens de lettres, qui le tenaient de sa fille, laquelle est morte lorsque j’étais à Londres.

La tragédie de Milton commençait par ce monologue de Satan, qu’on voit dans le quatrième chant de son poème épique :

  1. Ginguené (Biographie universelle, II, 138) dit que c’est faire trop d’honneur à l’ouvrage d’Andreino que de prétendre que Milton y puisa l’idée de son poëme ; Johnson, dans sa Vie de Milton, regarde comme une histoire bizarre et dénuée de fondement le récit de Voltaire. (B.)