Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/422

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la tête desquels il était, faisaient tout pour sa grandeur ; et les torys avaient été forcés à l’admirer et à se taire. Il n’est pas indigne de l’histoire d’ajouter que le duc et la duchesse étaient les plus belles personnes de leur temps, et que cet avantage séduit encore la multitude quand il est joint aux dignités et à la gloire.

Il avait plus de crédit à la Haye que le grand pensionnaire, et il influait beaucoup en Allemagne. Négociateur et général toujours heureux, nul particulier n’eut jamais une puissance et une gloire si étendues. Il pouvait encore affermir son pouvoir par ses richesses immenses, acquises dans le commandement. J’ai entendu dire à sa veuve qu’après les partages faits à quatre enfants il lui restait, sans aucune grâce de la cour, soixante et dix mille pièces de revenu, qui font plus de quinze cent cinquante mille livres de notre monnaie d’aujourd’hui. S’il n’avait pas eu autant d’économie que de grandeur, il pouvait se faire un parti que la reine Anne n’aurait pu détruire ; et si sa femme avait eu plus de complaisance, jamais la reine n’eût brisé ses liens. Mais le duc ne put jamais triompher de son goût pour les richesses, ni la duchesse de son humeur. La reine l’avait aimée avec une tendresse qui allait jusqu’à la soumission et à l’abandonnement de toute volonté.

Dans de pareilles liaisons, c’est d’ordinaire du côté des souverains que vient le dégoût, le caprice, la hauteur, l’abus de la supériorité ; ce sont eux qui font sentir le joug, et c’était la duchesse de Marlborough qui l’appesantissait. Il fallait une favorite à la reine Anne ; elle se tourna du côté de milady Masham, sa dame d’atour. Les jalousies de la duchesse éclatèrent. Quelques paires de gants d’une façon singulière qu’elle refusa à la reine, une jatte d’eau[1] qu’elle laissa tomber en sa présence, par une méprise affectée, sur la robe de Mme Masham, changèrent la face de l’Europe[2]. Les esprits s’aigrirent. Le frère de la nouvelle favorite demande au duc un régiment ; le duc le refuse, et la reine le donne[3]. Les torys saisirent cette conjecture pour tirer la reine de cet esclavage domestique, pour abaisser la puissance du

    vient du mot irlandais toree, donnez-moi ; et whigs, du mot écossais whiggam, cri des charretiers pour exciter leurs chevaux. (G. A.)

  1. Voyez, sur ce passage, une petite dissertation de Laharpe, dans son Lycée, ou Cours de littérature (Philosophie du dix-huitième siècle, livre II, chap. ii). (B.)
  2. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Chaîne ou Génération des événements.
  3. Elle ne donna qu’une pension. (G. A.)