Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/78

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et les lumières. Celui-ci, se jetant aux genoux de son prince, lui demanda pardon de ne pas l’avoir averti plus tôt de la fatale hérésie de M. de Cambrai.

Cet enthousiasme ne parut pas sincère aux nombreux amis de Fénelon. Les courtisans pensèrent que c’était un tour de courtisan. Il était bien difficile qu’au fond un homme comme Bossuet regardât comme une hérésie fatale la chimère pieuse d’aimer Dieu pour lui-même. Il se peut qu’il fût de bonne foi dans sa haine pour cette dévotion mystique, et encore plus dans sa haine secrète pour Fénelon, et que, confondant l’une avec l’autre, il portât de bonne foi cette accusation contre son confrère et ancien ami, se figurant peut-être que des délations qui déshonoreraient un homme de guerre honorent un ecclésiastique, et que le zèle de la religion sanctifie les procédés lâches.

Le roi et Mme de Maintenon consultent aussitôt le P. de La Chaise ; le confesseur répond que le livre de l’archevêque est fort bon, que tous les jésuites en sont édifiés, et qu’il n’y a que les jansénistes qui le désapprouvent. L’évêque de Meaux n’était pas janséniste ; mais il s’était nourri de leurs bons écrits. Les jésuites ne l’aimaient pas, et n’en étaient pas aimés.

La cour et la ville furent divisées, et toute l’attention tournée de ce côté laissa respirer les jansénistes. Bossuet écrivit contre Fénelon. Tous deux envoyèrent leurs ouvrages au pape Innocent XII, et s’en remirent à sa décision. Les circonstances ne paraissaient pas favorables à Fénelon : on avait depuis peu condamné violemment à Rome, dans la personne de l’Espagnol Molinos[1], le quiétisme dont on accusait l’archevêque de Cambrai. C’était le cardinal d’Estrées, ambassadeur de France à Rome, qui avait poursuivi Molinos. Ce cardinal d’Estrées, que nous avons vu dans sa vieillesse plus occupé des agréments de la société que de théologie, avait persécuté Molinos pour plaire aux ennemis de ce malheureux prêtre. Il avait même engagé le roi à solliciter à Rome la condamnation qu’il obtint aisément : de sorte que Louis XIV se trouvait, sans le savoir, l’ennemi le plus redoutable de l’amour pur des mystiques.

Rien n’est plus aisé, dans ces matières délicates, que de trouver dans un livre qu’on juge des passages ressemblants à ceux d’un livre déjà proscrit. L’archevêque de Cambrai avait pour lui les jésuites, le duc de Beauvilliers, le duc de Chevreuse, et le cardinal de Bouillon, depuis peu ambassadeur de France à Rome.

  1. Auteur du Guide spirituel (1675).