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492 LETTRE CURIEUSE

poliment les gens de lettres : M"'" Levasseur^ s'y trouva; et quand nous fûmes assemblés, M. Vernet vint recueillir nos avis.

Il est bon que je fasse ici connaître tous les personnages. M. Muller est un gentilhomme anglais très-instruit, qui dit tout ce qu'il pense avec franchise; le capitaine joint à la même sin- cérité une nuance de cynisme qui est excusé par la bonté de son caractère ; M"*^ Ferbot a l'esprit fin et délicat, et joint aux grâces d'une femme qui a fait l'amour la solidité d'une personne qui ne le fait plus; lAI"*^ Levasseur est la gouvernante de M. Jean-Jacques Rousseau : c'est une philosophe très-décidée. Elle fut légèrement lapidée avec son maître à Motier-Travcrs, sur la réquisition du vénérable M. de Montmolin, et se retira depuis à Genève comme une martyre de la philosophie; elle y cultive les belles-lettres avec M"-^ Ferbot et moi, et est toujours tendrement attachée à M. Rousseau.

Pour le vénérable Vernet, tout le monde le connaît assez dans cette ville.

Son manuscrit était intitulé Lettres critiques, etc., troisième édi- tion. Nous lui dîmes tous d'une voix que nous étions fort aises de voir enfin un manuscrit qui lui appartînt; mais que, pour qu'il y eût une troisième édition, il fallait qu'il y en eût eu deux auparavant. II nous répondit qu'à la vérité on n'avait jamais im- primé son livre, mais qu'il en avait paru deux feuilles l'une après l'autre; que personne ne s'en souvenait, et que, pour éveiller l'attention du public, il prétendait mettre troisième édition à sa brochure, parce qu'en effet deux feuilles imprimées et son ma- nuscrit sont trois ^. « Je ne vous conseille pas de calculer ainsi, lui dit M. Muller; on vous accusera, plus que jamais, de quelque méprise sur le nombre de trois.

— Vraiment, dit M"" Ferbot, du temps que j'avais un amant, s'il avait manqué deux fois au rendez-vous, et qu'enfin il eût ré- paré une seule fois sa faute, je n'aurais pas souffert qu'il eût appelé sa tentative troisième édition; je ne puis approuver la fausseté ni en amour ni en livres. »

M. Vernet ne se rendit pas; mais il demanda de quel titre on lui conseillait de décorer son ouvrage. « Ma foi, lui dit le capi-

��1. Marie-Thérèse Levasseur, née à Orléans en 1721, devenue, en 1768, l'épouse de J.-J. Rousseau; morte au Plessis-Belleville le 17 juillet 1801.

2. Les Lettres critiques d'un voyageur anglais ont eu réellement trois édi- tions : la première, en 1761, in- 12, ne contenait que deux lettres; la seconde, 1763, in-S", en contenait six; il y en a treize dans la troisième, 1766, deux vo- lumes in-S". (B.)

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