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CORRESPONDANCE.

étendue du temps de Henri IV ? Non, sans doute ; on ne connaissait que l’italien et l’espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement. Mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains ? C’était M. Colbert, me direz-vous ; je l’avoue, et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu’eût fait un Colbert sous un autre prince : sous votre roi Guillaume, qui n’aimait rien ; sous le roi d’Espagne Charles II, sous tant d’autres souverains ?

Croiriez-vous bien, milord, que Louis XIV a réformé le goût de sa cour en plus d’un genre ? Il choisit Lulli pour son musicien, et ôta le privilège à Cambert, parce que Cambert était un homme médiocre, et Lulli un homme supérieur. Il savait distinguer l’esprit du génie ; il donnait à Quinault les sujets de ses opéras ; il dirigeait les peintures de Lebrun ; il soutenait Boileau, Racine, et Molière, contre leurs ennemis ; il encourageait les arts utiles comme les beaux-arts, et toujours en connaissance de cause ; il prêtait de l’argent à Van Robais[1] pour établir ses manufactures ; il avançait des millions à la compagnie des Indes, qu’il avait formée ; il donnait des pensions aux savants et aux braves officiers. Non-seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait. Souffrez donc, milord, que je tâche d’élever à sa gloire un monument que je consacre encore plus à l’utilité du genre humain.

Je ne considère pas seulement Louis XIV parce qu’il a fait du bien aux Français, mais parce qu’il a fait du bien aux hommes ; c’est comme homme, et non comme sujet, que j’écris ; je veux peindre le dernier siècle, et non pas simplement un prince. Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul, ou que rien n’existât que par rapport à lui ; en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire.

Pellisson eût écrit plus éloquemment que moi ; mais il était courtisan, et il était payé. Je ne suis ni l’un ni l’autre : c’est à moi qu’il appartient de dire la vérité.

J’espère que dans cet ouvrage vous trouverez, milord, quelques-uns de vos sentiments ; plus je penserai comme vous, plus j’aurai droit d’espérer l’approbation publique.

  1. Ce Van Robais est sans doute le même que l’ingénieur des Roubais, cité tome XXII, page 546, dont le vrai nom est Jacques de Roubaix.