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dialogues philosophiques

assez qu’on leur montre leurs sottises en général, pourvu qu’on ne désigne personne en particulier ; chacun applique alors à son voisin ses propres ridicules, et tous les hommes rient aux dépens les uns des autres. N’en était-il donc pas de même chez vos contemporains ?


ÉRASME. — Il y avait une énorme différence entre les gens ridicules de votre temps et ceux du mien : vous n’aviez affaire qu’à des dieux qu’on jouait sur le théâtre, et à des philosophes qui avaient encore moins de crédit que les dieux ; mais, moi, j’étais entouré de fanatiques, et j’avais besoin d’une grande circonspection pour n’être pas brûlé par les uns ou assassiné par les autres.


LUCIEN. — Comment pouviez-vous rire dans cette alternative ?


ÉRASME. — Aussi je ne riais guère ; et je passai pour être beaucoup plus plaisant que je ne l’étais : on me crut fort gai et fort ingénieux, parce qu’alors tout le monde était triste. On s’occupait profondément d’idées creuses qui rendaient les hommes atrabilaires. Celui qui pensait qu’un corps peut être en deux endroits à la fois était près d’égorger celui qui expliquait la même chose d’une manière différente. Il y avait bien pis ; un homme de mon état qui n’eût point pris de parti entre ces deux factions eût passé pour un monstre.