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L’OR-DU-RHIN

Scène première[1]

AU FOND DU RHIN[2]

Crépuscule verdâtre, vers en haut plus clair, vers en bas plus sombre. La partie supérieure est pleine d’eaux fluctuantes, qui coulent de droite à gauche, indiscontinûment. Vers l’intérieure, les flots se résolvent en un voile de brouillard de plus en plus fin, de telle sorte qu’à hauteur d’homme un espace, à partir du sol, parait libre entièrement des eaux, qui passent, comme des trainées de nuages, sur le fond ténébreux. De toutes parts, limitant la scène, des bancs de rochers abrupts surgissent des profondeurs ; sur le sol, pas une place complètement aplanie : c’est un sauvage chaos de fissures, de déchiquetures, qui laisse de tous côtés, au plus noir des ténèbres, deviner de plus profonds abîmes.

Autour d’un roc dressant, au centre de la scène, sa pointe aiguë jusque là où les eaux, dans une plus lumineuse clarté crépusculaire, affluent avec plus d’abondance, l’une des Filles-du-Rhin, d’un mouvement gracieux, nage en tournoyant.

WOGLINDE

Veya ! Vaga ![3]Vogue, ô la vague, la vague bercée, la vague berceuse ![4] Vagalaveya ! Vallala veyala veya !

  1. Ou : « Premier Tableau ». — Voir la note (1) de la p. 27.
  2. Le motif de la Nature (Ur-Melodie, ou, plus exactement, Motiv des Urelementes, motif des Eléments primordiaux) qu’expose le prélude de l’Or-du-Rhin, joue un rôle capital dans le système thématique de la Tétralogie. Il revient exprimer, toutes les fois que le Drame l’implique, — l’innocence première, la paix ancienne des choses. Il s’étale comme le large fond physique, végétal, harmonieusement lointain, sur lequel se détachent, violentes et actuelles, les apparitions du Drame. Nous avons attentivement noté tous les passages de la Tétralogie qui ramènent l’Ur-Melodie. En général, presque toutes les fois qu’une idée de nature est émise, ou sous-entendue (et c’est souvent), ce thème revient, berceuse immense qui baigne tout le Drame (Erda ; — les Nornes ; — l’Arc-en-Ciel ; — le Rhin ; — la chute des Dieux, lisez : le retour à la Nature , au creuset primordial).
    Quant à la technique et au pittoresque de ce grand thème, nulles lignes ne seraient plus suggestives que les lignes suivantes de MM . Alfred Ernst et Catulle Mendès :
    « — Une immense tenue sur l’accord de mi-bémol majeur, au grave, — dit M. Alfred Ernst (Richard Wagner et le Drame contemporain, p. 203 (a) ouvre le prélude de Rheingold. Un cor échelonne, pianissimo, les notes constitutives de l’Ur-Melodie ; un deuxième les répète, jusqu’à ce qu’ils se répondent, et qu’enfin la mélodie se dégage, dite d’abord par les bassons, sur un murmure imitatif des violoncelles. C’est le motif de la Nature, représentée, en son innocence et sa simplicité primordiales, par les eaux du grand fleuve légendaire, le Rhin. La mélodie progresse, passe aux voix élevées de l’orchestre, se développe, sans cesse recommencée, avec un bercement rythmique qui reproduit le mouvement même des vagues… »
    Sur le développement (thématique) de l’Ur-Melodie, M. Ernst dit ceci (b) : « Cette mélodie se compose, essentiellement, des notes d’un accord parfait majeur, la tonique, la médiante, la dominante. Ces trois notes distinctes sont d’abord données par les cors, dans un certain ordre, seules. Puis, lorsque la ligne mélodique se complète et s’anime, des notes de passage viennent lier entre eux ces degrés fondamentaux, qui, d’ailleurs, restent seuls accentués. La forme éclatante de ce Thème de la nature sera très rationnellement le motif proclamé un peu plus tard par la trompette, celui qu’on appelle d’habitude la Fanfare de l’Or-du-Rhin.
    Cette fanfare est encore formée des mêmes notes, mais groupées suivant une figure différente.
    Quand Wotan voudra opposer à l’Or une force neuve, celle du Fer, — c’est-à-dire créer les héros qui doivent reconquérir l’Anneau, et libérer le monde de la malédiction, — c’est une autre figure mélodique, toujours faite des mêmes notes, et d’ordinaire aussi confiée à la trompette, qui s’associera maintenant à cette idée. Ce motif est surtout connu sous le nom de thème de l’Epée, parce que le glaive qu’ont oublié les géants, relevé par le dieu, donné par lui au héros, est le symbole visible de la puissance nouvelle.
    Si à présent on écrit la mélodie primitive dans le mode mineur, on aura le thème qui accompagne l’apparition d’Erda, et qui, rythmé d’une façon plus saccadée, se transforme dans le thème de la Götternoth (le Péril ou laDétresse les dieux). Si, revenant à la forme majeure du motif, on inverse en quelque sorte sa marche, on voit de suite quelles modifications très simples suffisent pour créer le thème dit du Crépuscule et de la Fin des dieux. Nous retrouverons les accords parfaits majeur et mineur, brisés, arpégés tour à tour sur un fier mouvement de galop, dans les deux motifs essentiels de la Chevauchée : celui qui est spécial aux Walkyries et à leur fonction guerrière, et la figure, plus simplement descriptive, qui rythme la fantastique cavalcade par l’échevèlement des nuées. Deux des motifs orchestraux qui se développent dans la scène des Nornes , au début de la Götterdämmerung, dérivent visiblement aussi de la mélodie primitive, et voilà donc une dizaine de thèmes faciles à rattacher à un principe commun… »
    — « D’on ne sait quelle profondeur (c) émane sourdement un son. Il semble que l’on entende, à peine perceptible, informe, le bruit premier d’un monde qui va vivre. Le son insiste, s’efforce, se dégage, il s’y mêle un désir de montée, de développement. Il se multiplie en sonorités d’abord confuses, l’une à l’autre enchainées dans une vague ligne déjà de déroulement, et se hausse, et s’enfle, et, moins obscurément, avec une expansion lente qui se dilate de plus en plus, veut atteindre le plein épanouissement de soi-même dans une grande onde mélodique. Une onde, en effet. Le son, émané des profondeurs, n’était-ce pas la plainte souterraine d’une source qui bientôt se répand par un bâillement de la terre et s’élargit et devient sous le ciel l’harmonieux ruissellement d’un fleuve ? Les rythmes, dans les mystères de l’orchestre, se déroulent l’un sur l’autre, s’accompagnent, se poussent. Parmi la fluidité de tous, quelques-uns, plus précis, semblent tendre vers une expression plus palpable de leur essence. On dirait que le remuement de l’onde va prendre une forme nouvelle, vivante, mais toujours fugace et courbe comme lui… »
    On consultera avec fruit la partition réduite au Piano par Kleinmichel (Paris, P. Schott et Cie). Prélude de l’Or-du-Rhin pages 1 à 5. Toutes les références indiquées au cours de notre travail se rapportent à cette Partition.
    (a) 1 volume. · Paris, 1887, Librairie Moderne
    (b) Ibid., pages 132 et suivantes.
    (c) Catulle Mendès : Richard Wagner, 1 volume, Paris, Charpentier, 1886.
  3. Sur Weia ! Waga !on lirait avec fruit un intéressant article philologique (en allemand), compris, sous ce titre , parmi les Wagneriana de M. Hans von Wolzogen.
  4. Littéralement : « Vogue, [ô] toi vague, — Ondoie au berceau ! » Vibre en la vive ! traduit M. Édouard Dujardin . C’est un de ces passages qui, n’ayant aucune importance au point de vue du sens général de l’œuvre, peuvent être, sans crime, transposés, de leur beauté phonétique allemande, suivant une harmonieuse combinaison de syllabes françaises. Il ne faudrait, évidemment, ni multiplier ces transpositions, ni, surtout, leur prêter plus de valeur qu’elles n'en ont : plus fidèles, à la beauté spéciale des passages transposés, que la simple et sèche littéralité, elles contribuent, rien de plus, rien de moins, à encadrer, d’un style davantage adéquat, l’immense majorité des passages pour lesquels la littéralité suffit, regagne, vigueur dramatique ou en profondeur de sens général, ce qu'elle peut perdre en vaine sonorité de syllabes. Au sujet de ces intermittentes et fidèles infidélités, que je ne m'astreindrai guère à signaler chaque fois, mais dont j’ai tenu à notifier la première parmi les premières, consulter ci-dessus mon Avant-Propos.