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TICHATSCHEK S’OPPOSE AUX COUPURES

le moins du monde à l’ensemble. Je n’avais plus qu’une chose en vue, faire entrer mon œuvre monstrueuse dans un cadre raisonnable. J’espérais que par les coupures ordonnées aux copistes, j’arriverais à conjurer la catastrophe, car j’étais convaincu que le directeur général, d’accord avec la ville et le théâtre, me ferait comprendre qu’on jouait bien une fois, pour la singularité du fait, une « machine » comme mon Dernier tribun, mais qu’il était impossible de la redonner plusieurs fois.

Toute la journée, j’évitai le contact du théâtre ; je voulais d’abord laisser à mon héroïque besogne le temps d’exercer sur la ville son influence bienfaisante, par le bruit qui en courrait bientôt. L’après-midi seulement, je repassai chez les copistes afin de m’assurer que mes ordres avaient été suivis. Mais là, j’appris que Tichatschek était venu aussi, qu’il s’était fait montrer mes coupures et qu’il avait défendu qu’on les exécutât. Le directeur Fischer, de son côté, voulait me parler là-dessus. On avait donc interrompu le travail et une grande confusion semblait devoir résulter de ces contre-ordres. Je ne compris rien à ce que cela voulait dire et je craignis le pire si l’on différait cette opération difficile. Enfin, le soir, je rejoignis Tichatschek au théâtre et, sans lui laisser le temps de parler, je lui demandai en colère pourquoi il avait interrompu le travail des copistes. D’une voix boudeuse, à demi étouffée, il me répondit ; « Je ne permets pas qu’on enlève rien à mon rôle… il est divin ! »

Je le regardai abasourdi et me sentis soudain métamorphosé. Un tel témoignage de mon succès devait m’ar-