Page:Wagner - Quinze Lettres, 1894, trad. Staps.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour la première fois de ma vie, j’ai été couché, moi et mon art tout entier, comme sur le lit de l’amour. Cela devait être ainsi une fois ! Grand, noble, libre et riche, l’atelier tout entier ! puis un couple d’artistes merveilleux, que le ciel m’avait dispensé, intimement uni, ardemment dévoué, doué d’une façon stupéfiante. Mon fidèle ange gardien planant toujours au-dessus de moi, rayonnant de beauté, versant ses bénédictions, plein d’allégresse en face de ma satisfaction, de ma joie du succès croissant, ordonnant, toujours invisible, ce qui m’était utile, éloignant ce qui pouvait me nuire. Comme un rêve enchanté l’œuvre croissait et atteignit une réalité que nul n’avait pu pressentir : la première représentation, — sans public, pour nous seuls, — donnée comme répétition générale, ressemblait à l’accomplissement de l’impossible !

Le sentiment du rêve ne m’abandonna pas un instant : je m’étonnais et m’étonnais qu’on pût vivre cela ! — Ce fut le point culminant et pourtant, ce fut rendu amer par — des absences ! — Oui : rendu amer ! Comme vous me semblez tous petits, vous qui vous êtes dérobés — à cette émotion ! —

À partir de là, — rien que douleurs ! Comme, à dire vrai, je ne donne rien pour le soi-disant succès, les expériences de ce genre faites sur le public, me parurent importunes et avilissantes. À la quatrième représentation, je fus envahi — au dernier acte — par le sentiment de la profanation de cette exécution inouïe, je m’écriai : C’est la dernière représentation de Tristan et plus jamais il ne sera donné ! Et maintenant la chose est accomplie. Mon admirable chanteur me quitta, plein d’allégresse,