Page:Wanda - La femme au doigt coupé, 1886.djvu/10

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mutuellement souhaité le bonsoir et se disposaient à rentrer chez eux. À peine Lafortune avait-il tourné le dos, que Ben, esquissant un léger pas de danse, peu en rapport avec la gravité de la situation, avait viré de bord et descendait vers le quai.

— Tout ça est très gentil, se disait-il en lui-même ; mais il est six heures et demie, et je n’ai pas soupé. C’est bizarre, mais ça me creuse, les émotions. J’ai une faim de tous les diables. Il paraît qu’il y en a des gens comme ça, et des gens chics s’il vous plaît ; tenez, les Bourbons d’abord. La patrie avait beau être en danger, eh bien, ils mangeaient d’abord, puis tâchaient de la sauver ensuite… On a plus de force, ça se comprend. Où vais-je aller ?… Chez Joe Beef, parbleu ! Ah ! mais avant, si je retournais mes poches ; car pas d’argent, pas de beef ! Ben alors s’arrêta, sous un bec de gaz, et plongeant au fond de sa poche, en retira une boîte d’allumettes, une vieille pipe, un bout de ficelle, un couteau et enfin une poignée de menues monnaies qui constituaient la somme énorme de cinquante-cinq cents.

— Ah ! mais c’est une fortune, s’écria-t-il. Du coup, je me paye un steak et un verre de bière. Allons-y gaîment ! Elle m’a positivement creusé, cette dame ; et mettant les deux mains dans ses poches, Ben se dirigea vers Joe Beef, en sifflotant un air de madame Angot.

En arrivant, il se fit couper un morceau de pain et une tranche de viande, à même le quartier de vache étendu sur le comptoir. Pendant que l’homme coupait, il interpella Ben :

— T’as donc fait un héritage, gamin ?

— Pourquoi ? dit Ben.

— Comment, on se paye un steak ; rien que ça de luxe ; tu ne te refuse rien, mon garçon !

— Donnez, dit Ben, v’la votre argent ; je vais le faire cuire moi-même, et saignant, là bien saignant.

Se précipitant dans la cuisine, Ben s’empara d’une grande