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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/57

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* [1] La duchesse. — À rien. Quand je rêve ainsi, je dors.

Cariola. — Comme une folle ? Les yeux ouverts ?

La duchesse. — Crois-tu que nous nous connaîtrons l’un l’autre dans l’autre monde ?

Cariola. — Sans doute.

La duchesse. — Ô ! si l’on pouvait avoir un entretien de deux jours seulement avec les morts ! J’apprendrais quelque chose que j’ignorerai toujours de ce côté de la tombe. Que je te raconte un miracle : je ne suis pas encore folle, mais je le regrette profondément. Au-dessus de ma tête le ciel a beau me sembler d’airain fondu et la terre de soufre enflammé, je ne suis pas folle encore. J’ai pris l’habitude du désespoir comme le galérien tanné celle de son aviron. Dis-moi à qui je ressemble à présent ? *

Cariola. — À votre portrait, dans la galerie. L’apparence de la vie ; une simple illusion sans une ombre de réalité. Vous êtes aussi pareille à un monument vénéré dont on pleure les vestiges…

La duchesse. — C’est la vérité. Et la Fortune est capable de dépouiller son bandeau pour assister à ma tragédie. Alerte ! Quel bruit est cela ? (Entre un serviteur.)

Le serviteur. — J’ai l’honneur d’annoncer à Votre Grâce que Monseigneur le duc a organisé un divertissement à votre intention. L’hypocondrie affligeait le Saint-Père lorsqu’un grand médecin lui amena plusieurs sortes de fous. Les grimaces et les contorsions de ces lunatiques agités déridèrent Sa Sainteté et firent crever son abcès d’humeur noire. C’est pourquoi le duc a voulu essayer l’effet de cette cure sur Votre Grâce…

La duchesse. — Eh bien, qu’ils entrent !

Le serviteur. — Voici un avocat insensé, un prêtre séculier, un médecin dont la jalousie a égaré l’esprit ; un astrologue qui avait annoncé dans un de ses livres le jugement dernier pour un certain jour et qui devint fou, sa prédiction ne s’étant pas accomplie ; un tailleur anglais dont le cerveau s’est fêlé en combinant des modes nouvelles, un huissier qui se cassa la tête à se rappeler le nombre quotidien de révérences et de « Comment vous portez-vous ? » de la dame qu’il servait. Voici encore un fermier, fieffé coquin devenu fou parce qu’on lui épargna la déportation ; ajoutez un usurier à cette bande, et vous pourrez vous croire en présence d’un conventicule de damnés…

La duchesse. — Assieds-toi, Cariola. — Lâchez-les quand il vous plaira ; ne me faut-il pas passer par toutes les inventions de votre tyrannie ?

  1. Les passages entre astérisques ont été traduits par M. Taine.