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La limite atteinte, je dirai que je ne peux plus rien donner.

Si on me garde dans cette île, je demanderai à disparaître dans l’obscurité du travail physique. Non seulement à cause d’une certaine impulsion dans ce sens, mais à cause d’une obligation. Je ne puis manger le pain des Anglais sans avoir une part dans leur effort de guerre.

La limite de la fatigue est plus éloignée, je crois, pour le travail physique que pour la pensée créatrice. On peut serrer les dents et se faire avancer.

Si on m’accordait le voyage, il y aurait là, je pense, un stimulant suffisant pour effacer toute fatigue — sauf au cas où le délai aurait été trop long.

J’avoue que j’ai peine à ne pas être accablée par la pensée qu’on peut me le refuser.

En plus des motifs que je viens de vous donner, il y a encore autre chose.

En mettant à part ce qu’il peut m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi personnellement la vie n’a pas d’autre sens, et n’a jamais eu au fond d’autre sens, que l’attente de la vérité.

J’éprouve un déchirement qui s’aggrave sans cesse, à la fois dans l’intelligence et au centre du cœur, par l’incapacité où je suis de penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux.

J’ai la certitude intérieure que cette vérité, si elle m’est jamais accordée, me le sera seulement au moment où je serai moi-même physiquement dans le malheur, et dans une des formes extrêmes du malheur présent.

J’ai peur que cela ne m’arrive pas. Même quand j’étais enfant, et que je croyais être athée et matérialiste, j’avais toujours en moi la crainte de manquer, non ma vie, mais ma mort. Cette crainte n’a jamais cessé de devenir de plus en plus intense.