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Page:Weil - Attente de Dieu, 1950.djvu/158

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tes du second ordre, en donnant même souvent l’avantage à celles-ci.

La charité du prochain, étant constituée par l’attention créatrice, est analogue au génie.

L’attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle.

La foi, dit saint Paul, est la vue des choses invisibles. Dans ce moment d’attention, la foi est présente aussi bien que l’amour.

De même un homme qui est entièrement à la discrétion d’autrui n’existe pas. Un esclave n’existe pas, ni aux yeux du maître, ni à ses propres yeux. Les esclaves noirs d’Amérique, quand ils se blessaient par accident le pied ou la main, disaient : « Cela ne fait rien, c’est le pied du maître, la main du maître. » Celui qui est entièrement privé des biens, quels qu’ils soient, dans lesquels est cristallisée la considération sociale n’existe pas. Une chanson populaire espagnole dit en mots d’une merveilleuse vérité : « Si quelqu’un veut se faire invisible, il n’a pas de moyen plus sûr que de devenir pauvre. » L’amour voit l’invisible.

Dieu a pensé ce qui n’était pas, et par le fait de le penser l’a fait être. À chaque instant, nous existons seulement du fait que Dieu consent à penser notre existence, quoique en réalité nous n’existions pas. Du moins c’est ainsi que nous nous représentons la création, humainement et par suite faussement, mais cette imagerie enferme de la vérité. Dieu seul a ce pouvoir, de penser réellement ce qui n’est pas. Seul Dieu présent en nous peut réellement penser la qualité humaine chez les malheureux, les regarder vraiment d’un regard autre que celui qu’on accorde aux objets, écouter vraiment leur voix