Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/115

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Mais il n’est malheureusement pas possible de douter que ce mot ne désigne une réalité.

Richelieu, qui avait la clarté d’intelligence si fréquente à cette époque, a défini en termes lumineux cette différence entre morale et politique autour de laquelle on a semé depuis tant de confusion. Il a dit à peu près : On doit se garder d’appliquer les mêmes règles au salut de l’État qu’à celui de l’âme ; car le salut des âmes s’opère dans l’autre monde, au lieu que celui des États ne s’opère que dans celui-ci.

Cela est cruellement vrai. Un chrétien ne devrait pouvoir en tirer qu’une seule conclusion : c’est qu’au lieu qu’on doit au salut de l’âme, c’est-à-dire à Dieu, une fidélité totale, absolue, inconditionnée, la cause du salut de l’État est de celles auxquelles on doit une fidélité limitée et conditionnelle.

Mais bien que Richelieu crût être chrétien, et sans doute sincèrement, sa conclusion était tout autre. Elle était que l’homme responsable du salut de l’État, et ses subordonnés, doivent employer à cette fin tous les moyens efficaces, sans aucune exception, et en y sacrifiant au besoin leurs propres personnes, leur souverain, le peuple, les pays étrangers, et toute espèce d’obligation.

C’est, avec beaucoup plus de grandeur, la doctrine de Maurras : « Politique d’abord ». Mais Maurras, très logiquement, est athée. Ce cardinal, en posant comme un absolu une chose dont toute la réalité réside ici-bas, commettait le crime d’idolâtrie. D’ailleurs le métal, la pierre et le bois ne sont pas vraiment dangereux. L’objet du véritable crime d’idolâtrie est toujours quelque chose d’analogue à l’État. C’est ce crime que le diable a proposé au Christ en lui offrant les royaumes de ce monde. Le Christ a refusé. Richelieu a accepté. Il a eu sa récompense. Mais il a toujours cru n’agir que par dévouement, et en un sens c’était vrai.

Son dévouement à l’État a déraciné la France. Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s’opposer à l’État. Si son action en ce sens semble avoir eu des limites, c’est qu’il commençait et qu’il était assez habile pour procéder graduellement. Il suffit de lire les dédicaces de Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble il avait su abaisser les esprits.