Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/128

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des autres, considérée en elle-même et avec amour, est unique au même degré.

Il était de mode avant 1940 de parler de la « France éternelle ». Ces mots sont une espèce de blasphème. On est obligé d’en dire autant de pages si touchantes écrites par de grands écrivains catholiques français sur la vocation de la France, le salut éternel de la France, et autres thèmes semblables. Richelieu voyait bien plus juste quand il disait que le salut des États ne s’opère qu’ici-bas. La France est une chose temporelle, terrestre. Sauf erreur, il n’a jamais été dit que le Christ soit mort pour sauver des nations. L’idée d’une nation appelée par Dieu en tant que nation n’appartient qu’à l’ancienne loi.

L’antiquité dite païenne n’aurait jamais commis une confusion si grossière. Les Romains se croyaient élus, mais uniquement pour une domination terrestre. L’autre monde ne les intéressait pas. Nulle part il n’apparaît qu’aucune cité, aucun peuple, se soit cru élu pour une destinée surnaturelle. Les Mystères, qui constituaient en quelque sorte la méthode officielle du salut, comme aujourd’hui les Églises, étaient des institutions locales, mais on reconnaissait qu’ils étaient équivalents entre eux. Platon décrit comment l’homme secouru par la grâce sort de la caverne de ce monde ; mais il ne dit pas qu’une cité puisse en sortir. Au contraire, il représente la collectivité comme quelque chose d’animal qui empêche le salut de l’âme.

On accuse souvent l’antiquité de n’avoir su reconnaître que les valeurs collectives. En réalité, cette erreur n’a été commise que par les Romains, qui étaient athées, et par les Hébreux ; et par ceux-ci, seulement jusqu’à l’exil à Babylone. Mais si nous avons tort d’attribuer cette erreur à l’antiquité pré-chrétienne, nous avons tort aussi de ne pas reconnaître que nous la commettons continuellement, corrompus que nous sommes par la double tradition romaine et hébraïque, qui l’emporte trop souvent en nous sur l’inspiration chrétienne pure.

Les chrétiens aujourd’hui sont gênés pour reconnaître que, si l’on donne au mot de patrie le sens le plus fort possible, un sens complet, un chrétien n’a qu’une seule patrie qui est située hors de ce monde. Car il n’a qu’un père, qui habite hors de ce monde. « Constituez-vous des trésors dans le ciel… car où est le trésor