Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/134

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animal. Et ceux que son prestige aveugle, c’est-à-dire tous les hommes, hors des prédestinés, « appellent justes et belles les choses nécessaires, étant incapables de discerner et d’enseigner quelle distance il y a entre l’essence du nécessaire et celle du bien ».

On fait tout pour que les enfants sentent, et ils le sentent d’ailleurs naturellement, que les choses relatives à la patrie, à la nation, à l’accroissement de la nation, ont un degré d’importance qui les met à part des autres. Et c’est précisément au sujet de ces choses que la justice, les égards dus à autrui, les obligations rigoureuses assignant des limites aux ambitions et aux appétits, toute cette morale à laquelle on s’efforce de soumettre la vie des petits garçons, n’est jamais évoquée.

Que conclure de là, sinon qu’elle est au nombre des choses d’importance moindre, que, comme la religion, le métier, le choix d’un médecin ou d’un fournisseur, elle a sa place dans le domaine inférieur de la vie privée ?

Mais si la morale proprement dite est ainsi abaissée, il ne s’y substitue pas un système différent. Car le prestige supérieur de la nation est lié à l’évocation de la guerre. Il ne fournit pas de mobiles pour le temps de paix, excepté dans un régime qui constitue une préparation permanente à la guerre, comme le régime nazi. Excepté dans un tel régime, il serait dangereux de trop rappeler que cette patrie qui demande à ses enfants leur vie a pour autre face l’État, avec ses impôts, ses douanes, sa police. On s’en abstient soigneusement ; et ainsi il ne vient à l’idée de personne que ce puisse être manquer de patriotisme que de haïr la police et de frauder en matière de douane et d’impôt. Un pays comme l’Angleterre fait dans une certaine mesure exception, à cause d’une tradition millénaire de liberté garantie par les pouvoirs publics. Ainsi la dualité de la morale, en temps de paix, affaiblit le pouvoir de la morale éternelle sans rien mettre à sa place.

Cette dualité est présente d’une manière permanente, toujours, partout, et non pas seulement à l’école. Car il arrive presque journellement en temps normal à tout Français, quand il lit le journal, quand il discute en famille ou au bistrot, de penser pour la France, au nom de la France. Dès cet instant, et jusqu’à ce