Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/144

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se sentît en état de devenir maîtresse du pays. Dès lors, à la question « Politique en vue de quoi ? » la réponse qui s’imposait était : « en vue d’être installés par d’autres au pouvoir dans ce pays ». Par d’autres, c’est-à-dire par l’étranger. Rien dans le système moral de ces jeunes gens ne pouvait empêcher ce désir. Le choc de 1936 le fit pénétrer en eux à une profondeur irréparable. On ne leur avait fait aucun mal ; mais ils avaient eu peur ; ils avaient été humiliés, et, crime impardonnable à leurs yeux, humiliés par ceux qu’ils regardaient comme leurs inférieurs. En 1937, la presse italienne citait un article, paru dans une revue française d’étudiants, où une jeune Française souhaitait que Mussolini trouvât, parmi ses nombreux soucis, le loisir de venir remettre de l’ordre en France.

Si peu sympathiques que soient ces milieux, si criminelle qu’ait été par la suite leur attitude, ce sont des êtres humains, et des êtres humains malheureux. Le problème à leur égard se pose en ces termes : Comment les réconcilier avec la France sans la livrer entre leurs mains ?

À gauche, c’est-à-dire surtout chez les ouvriers et chez les intellectuels qui penchent de leur côté, il y a deux courants tout à fait distincts, quoique parfois, mais non pas toujours, les deux courants coexistent dans le même être. L’un est le courant issu de la tradition ouvrière française, qui remonte visiblement au xviiie siècle, quand tant d’ouvriers lisaient Jean-Jacques, mais qui peut-être remonte souterrainement jusqu’aux premiers mouvements d’affranchissement des communes. Ceux que ce courant seul entraîne se vouent entièrement à la pensée de la justice. Malheureusement, aujourd’hui, le cas est assez rare parmi les ouvriers et extrêmement rare parmi les intellectuels.

Il y a des gens de cette espèce dans tous les milieux dits de gauche, chrétiens, syndicalistes, anarchistes, socialistes ; et notamment il y en a parmi les ouvriers communistes, car la propagande communiste parle beaucoup de la justice. En cela elle suit les enseignements de Lénine et de Marx, si étrange que cela puisse paraître à ceux qui n’ont pas pénétré les replis de la doctrine.

Ces hommes sont tous profondément internationalistes en temps de paix, parce qu’ils savent que la justice n’a pas de