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Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/148

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part dans ses coffres, à côté des autres trésors qu’il ne voulait pas se donner la peine de sortir. On a tout fait pour encourager cette opinion, comme en témoigne le slogan : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »

La victoire va libérer un pays où tous auront été presque exclusivement occupés à désobéir, pour des motifs bas ou élevés. On a écouté la radio de Londres, lu et distribué des papiers interdits, voyagé en fraude, caché du blé, travaillé le plus mal possible, fait du marché noir, on s’est vanté de tout cela entre amis et en famille. Comment fera-t-on comprendre aux gens que c’est fini, que désormais il faut obéir ?

On aura aussi passé ces années à rêver de rassasiement. Ce sont des rêveries de mendiants, en ce sens qu’on ne pense qu’à recevoir de bonnes choses sans aucune contre-partie. En fait, les pouvoirs publics assureront la distribution ; comment éviter alors que cette attitude de mendiant insolent, qui déjà avant guerre était celle des citoyens envers l’État, ne devienne infiniment plus accentuée ? Et si elle prend pour objet un pays étranger, par exemple l’Amérique, le danger est encore bien plus grave.

Un second rêve très répandu est celui de tuer. Tuer au nom des plus beaux motifs, mais bassement et sans risques. Soit que l’État succombe à la contagion de ce terrorisme diffus, comme il est à craindre, soit qu’il essaie de le limiter, dans les deux cas l’aspect répressif et policier de l’État, qui par tradition est tellement haï et méprisé en France, sera au premier plan.

Le gouvernement qui surgira en France après la libération du territoire sera devant le triple danger causé par ce goût du sang, ce complexe de mendicité, cette incapacité d’obéir.

De remède, il n’y en a qu’un. Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France. Concevoir la réalité correspondant au nom de France de telle manière que telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée avec toute l’âme.

Le centre de la contradiction inhérente au patriotisme, c’est que la patrie est une chose limitée dont l’exigence est illimitée. Au moment du péril extrême, elle demande tout. Pourquoi accorderait-on tout à une chose limitée ? D’un autre côté, ne pas être résolu à lui donner tout en cas de besoin, c’est l’abandon-