Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/164

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troublé et la cause de troubles aggravés ; car la stabilité sociale est pour elle un obstacle. Bien que ce soit un stimulant, on ne peut dire que ce soit quelque chose de sain ni pour l’âme ni pour le pays. Il est possible que ce stimulant ait une large place dans le mouvement actuel de résistance ; car quant à l’avenir de la France, l’illusion est facilement accueillie, et quant à l’avenir personnel, n’importe qui, s’il a su faire ses preuves au milieu du danger, peut s’attendre à n’importe quoi dans l’état de révolution latente où se trouve le pays. Mais s’il en est ainsi, c’est un danger terrible pour la période de reconstruction, et il est urgent de trouver un autre stimulant.

Dans une période de stabilité sociale, où sauf exception ceux qui se trouvent dans l’anonymat y demeurent plus ou moins, où ils ne songent même pas à en sortir, le peuple ne peut pas se sentir chez lui dans un patriotisme fondé sur l’orgueil et l’éclat de la gloire. Il y est aussi étranger que dans les salons de Versailles, qui en sont une expression. La gloire est le contraire de l’anonymat. Si aux gloires militaires on ajoute les gloires littéraires, scientifiques et autres, il continuera à se sentir étranger. Savoir que certains de ces Français couverts de gloire sont sortis du peuple ne lui apportera, en période stable, aucun réconfort ; car s’ils en sont sortis, ils ont cessé d’en être.

Au contraire, si la patrie lui est présentée comme une chose belle et précieuse, mais d’une part imparfaite, d’autre part très fragile, exposée au malheur, qu’il faut chérir et préserver, il s’en sentira avec raison plus proche que les autres classes sociales. Car le peuple a le monopole d’une connaissance, la plus importante de toutes peut-être, celle de la réalité du malheur ; et par là même il sent bien plus vivement combien sont précieuses les choses qui méritent d’y être soustraites, combien chacun est obligé de les chérir, de les protéger. Le mélodrame reflète cet état de la sensibilité populaire. Pourquoi c’est une forme littéraire tellement mauvaise, c’est une question qui vaudrait la peine d’être étudiée. Mais loin que ce soit un genre faux, il est très près, en un sens, de la réalité.

Si une telle relation s’établissait entre le peuple et la patrie, il ne ressentirait plus ses propres souffrances comme des crimes de la patrie envers lui, mais comme des maux soufferts par la