Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/166

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L’obéissance n’en est pas moins obligatoire, non pas à cause d’un droit que posséderait l’État à commander, mais parce qu’elle est indispensable à la conservation et au repos de la patrie. Il faut obéir à l’État, quel qu’il soit, à peu près comme des enfants affectueux, que les parents en voyage ont confiés à une gouvernante médiocre, lui obéissent néanmoins pour l’amour des parents. Si l’État n’est pas médiocre, tant mieux ; il faut d’ailleurs toujours que la pression de l’opinion publique s’exerce comme stimulant pour le pousser à sortir de la médiocrité ; mais qu’il soit médiocre ou non, l’obligation d’obéissance est identique.

Elle n’est certes pas illimitée, mais elle ne peut avoir d’autre limite que la révolte de la conscience. Aucun critérium ne peut être fourni pour cette limite ; il est même impossible à chacun de s’en fixer un à son propre usage une fois pour toutes ; quand on sent qu’on ne peut plus obéir, on désobéit. Mais en tout cas une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour pouvoir désobéir sans crime, c’est d’être poussé par une obligation si impérieuse qu’elle contraigne à mépriser tous les risques sans exception. Si l’on incline à désobéir, mais qu’on soit arrêté par l’excès du danger, on est impardonnable, selon les cas, ou bien d’avoir songé à désobéir, ou bien de ne l’avoir pas fait. Au reste, toutes les fois qu’on n’est pas rigoureusement obligé de désobéir, on est rigoureusement obligé d’obéir. Un pays ne peut pas posséder la liberté s’il n’est pas reconnu que la désobéissance envers les autorités publiques, toutes les fois qu’elle ne procède pas d’un sentiment impérieux de devoir, déshonore plus que le vol. C’est-à-dire que l’ordre public doit être tenu pour plus sacré que la propriété privée. Les pouvoirs publics peuvent répandre cette manière de voir par l’enseignement et par des mesures appropriées qu’il s’agirait d’inventer.

Mais seule la compassion pour la patrie, la préoccupation anxieuse et tendre de lui éviter le malheur, peut donner à la paix, et notamment à la paix civile, ce que la guerre civile ou étrangère possède malheureusement d’elle-même ; quelque chose d’exaltant, de touchant, de poétique, de sacré. Cette compassion seule peut nous faire retrouver le sentiment, depuis si longtemps perdu, d’ailleurs si rarement éprouvé au cours de l’histoire, que