Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/189

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notre disposition par les Anglais. Notre influence sur la France, celle que nous avons et plus encore celle que nous pouvons acquérir, peut être pour les Anglais d’un usage très précieux. Il y a donc besoin mutuel ; mais le nôtre est beaucoup plus grand ; du moins dans l’immédiat, qui trop souvent est seul considéré.

Dans cette situation, s’il n’y a pas entre eux et nous des relations non seulement bonnes, mais chaleureuses, vraiment amicales et en quelque sorte intimes, c’est quelque chose d’intolérable et qui doit cesser. Partout où des relations humaines ne sont pas ce qu’elles doivent être, il y a généralement faute des deux côtés. Mais il est toujours bien plus utile de songer à ses propres fautes, pour y mettre fin, qu’à celles de l’autre. De plus le besoin est beaucoup plus grand de notre côté, au moins le besoin immédiat. Puis nous sommes des émigrés accueillis par eux, et il existe une dette de gratitude. Enfin il est notoire que les Anglais n’ont pas l’aptitude à sortir d’eux-mêmes et à se mettre à la place d’autrui ; leurs meilleures qualités, leur fonction propre sur cette planète, sont presque incompatibles avec elle. Cette aptitude est en fait, par malheur, presque aussi rare chez nous ; mais elle appartient par la nature des choses à ce qu’on appelle la vocation de la France. Pour tous ces motifs, c’est à nous à faire effort pour porter les relations au degré de chaleur convenable ; il faut que de notre part un sincère désir de compréhension, pur, bien entendu, de toute nuance de servilité, perce à travers leur réserve jusqu’à la réelle capacité d’amitié qu’elle dissimule.

Les sentiments personnels jouent dans les grands événements du monde un rôle qu’on ne discerne jamais dans toute son étendue. Le fait qu’il y a ou qu’il n’y a pas amitié entre deux hommes, entre deux milieux humains, peut dans certains cas être décisif pour la destinée du genre humain.

C’est tout à fait compréhensible. Une vérité n’apparaît jamais que dans l’esprit d’un être humain particulier. Comment la communiquera-t-il ? S’il essaie de l’exposer, il ne sera pas écouté ; car les autres, ne connaissant pas cette vérité, ne la reconnaîtront pas pour telle ; ils ne sauront pas que ce qu’il est en train de dire est vrai ; ils n’y porteront pas une attention suffisante pour s’en apercevoir ; car ils n’auront aucun motif d’accomplir cet effort d’attention.