Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/208

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tuels des pays conquis par Rome, à la dissimulation de la parfaite continuité entre ces trésors et le christianisme, à une conception historique de la Rédemption, qui en fait une opération temporelle et non éternelle. La pensée du progrès a été plus tard laïcisée ; elle est maintenant le poison de notre époque. En posant que l’inhumanité était au xive siècle une grande et bonne chose, mais une horreur au xixe, pouvait-on empêcher un petit gars du xxe siècle, amateur de lectures historiques, de se dire : « Je sens en moi-même que maintenant l’époque où l’humanité était une vertu est finie et que l’époque de l’inhumanité revient » ? Qui interdit d’imaginer une succession cyclique au lieu d’une ligne continue ? Le dogme du progrès déshonore le bien en en faisant une affaire de mode.

C’est d’ailleurs seulement parce que l’esprit historique consiste à croire les meurtriers sur parole que ce dogme semble si bien répondre aux faits. Quand par moments l’horreur arrive à percer l’insensibilité épaisse d’un lecteur de Tite-Live, il se dit : « C’étaient les mœurs de l’époque. » Or on sent à l’évidence dans les historiens grecs que la brutalité des Romains a horrifié et paralysé leurs contemporains exactement comme fait aujourd’hui celle des Allemands.

Sauf erreur, parmi tous les faits relatifs à des Romains qu’on trouve dans l’histoire ancienne, il n’y a qu’un exemple de bien parfaitement pur. Sous le triumvirat, pendant les proscriptions, les personnages consulaires, les consuls, les préteurs dont les noms étaient sur la liste embrassaient les genoux de leurs propres esclaves et imploraient leur secours en les nommant leurs maîtres et leurs sauveurs ; car la fierté romaine ne résistait pas au malheur. Les esclaves, avec raison, les repoussaient. Il y eut très peu d’exceptions. Mais un Romain, sans avoir eu à s’abaisser, fut caché par ses esclaves dans sa propre maison. Des soldats, qui l’avaient vu entrer, mirent les esclaves à la torture pour les forcer à livrer leur maître. Les esclaves souffrirent tout sans plier. Mais le maître, de sa cachette, voyait la torture. Il ne put en supporter le spectacle, vint se livrer aux soldats et fut immédiatement tué.

Quiconque a le cœur bien placé, s’il avait à choisir entre plusieurs destinées, choisirait d’être indifféremment ce maître