Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/219

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fin de compte résulter de leurs victoires repose sur la pensée que, pour tous ceux qui sont esclaves par nature, la servitude est la condition à la fois la plus juste et la plus heureuse. Or c’est là la pensée même d’Aristote, son grand argument pour l’apologie de l’esclavage. Saint Thomas, bien qu’il n’approuvât pas l’esclavage, regardait Aristote comme la plus grande autorité pour tous les sujets d’étude accessibles à la raison humaine, au nombre desquels la justice. Par suite, l’existence dans le christianisme contemporain d’un courant thomiste constitue un lien de complicité — parmi beaucoup d’autres, malheureusement — entre le camp nazi et le camp adverse. Car, bien que nous repoussions cette pensée d’Aristote, nous sommes forcément amenés dans notre ignorance à en accueillir d’autres qui ont été en lui la racine de celle-là. Un homme qui prend la peine d’élaborer une apologie de l’esclavage n’aime pas la justice. Le siècle où il vit n’y fait rien. Accepter comme ayant autorité la pensée d’un homme qui n’aime pas la justice, cela constitue une offense à la justice, inévitablement punie par la diminution du discernement. Si saint Thomas a commis cette offense, rien ne nous contraint à la répéter.)

Si la justice est ineffaçable au cœur de l’homme, elle a une réalité en ce monde. C’est la science alors qui a tort.

Non pas la science, s’il faut parler exactement, mais la science moderne. Les Grecs possédaient une science qui est le fondement de la nôtre. Elle comprenait l’arithmétique, la géométrie, l’algèbre sous une forme qui leur était propre, l’astronomie, la mécanique, la physique, la biologie. La quantité des connaissances accumulées était naturellement beaucoup moindre. Mais par le caractère scientifique, dans la signification que ce mot a pour nous, d’après les critères valables à nos yeux, cette science égalait et dépassait la nôtre. Elle était plus exacte, plus précise, plus rigoureuse. L’usage de la démonstration et celui de la méthode expérimentale étaient conçus l’un et l’autre dans une clarté parfaite.

Si cela n’est pas généralement reconnu, c’est uniquement parce que le sujet lui-même est peu connu. Peu de gens, s’ils n’y sont poussés par une vocation particulière, auront l’idée de se plonger dans l’atmosphère de la science grecque comme dans une