Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/223

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vie religieuse est sincère et intense, elle a trop souvent au centre même un principe d’impureté par une insuffisance de l’esprit de vérité. L’existence de la science donne mauvaise conscience aux chrétiens. Peu d’entre eux osent être certains que, s’ils partaient de zéro et s’ils considéraient tous les problèmes en abolissant toute préférence, dans un esprit d’examen absolument impartial, le dogme chrétien leur apparaîtrait comme étant manifestement et totalement la vérité.

Cette incertitude devrait relâcher leurs liens avec la religion ; il n’en est pas ainsi, et ce qui empêche qu’il en soit ainsi, c’est que la vie religieuse leur fournit quelque chose dont ils ont besoin. Ils sentent plus ou moins confusément eux-mêmes qu’ils sont attachés à la religion par un besoin. Or le besoin n’est pas un lien légitime de l’homme à Dieu. Comme dit Platon, il y a une grande distance entre la nature de la nécessité et celle du bien. Dieu se donne à l’homme gratuitement et par surcroît, mais l’homme ne doit pas désirer recevoir. Il doit se donner totalement, inconditionnellement, et pour le seul motif qu’après avoir erré d’illusion en illusion dans la recherche ininterrompue du bien, il est certain d’avoir discerné la vérité en se tournant vers Dieu.

Dostoïevsky a commis le plus affreux blasphème quand il a dit : « Si le Christ n’est pas la vérité, je préfère être hors de la vérité avec le Christ. » Le Christ a dit : « Je suis la vérité. » Il a dit aussi qu’il était du pain, de la boisson ; mais il a dit : « Je suis le pain vrai, la boisson vraie », c’est-à-dire le pain qui est seulement de la vérité, la boisson qui est seulement de la vérité. Il faut le désirer d’abord comme vérité, ensuite seulement comme nourriture.

Il faut bien qu’on ait complètement oublié ces choses, puisqu’on a pu prendre Bergson pour un chrétien ; lui qui croyait voir dans l’énergie des mystiques la forme achevée de cet élan vital dont il s’est fait une idole. Alors que la merveille, dans le cas des mystiques et des saints, n’est pas qu’ils aient plus de vie, une vie plus intense que les autres, mais qu’en eux la vérité soit devenue de la vie. Dans ce monde-ci la vie, l’élan vital cher à Bergson, n’est que du mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu’on a besoin de croire pour vivre ; cette servitude a été érigée en doctrine sous le nom de pragmatisme ; et la philosophie de Bergson est une forme du pragmatisme.