Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/88

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chez eux. Aux yeux des paysans, les intellectuels défenseurs des ouvriers n’apparaissent pas comme des défenseurs d’opprimés, mais comme des défenseurs de privilégiés. Les intellectuels ne soupçonnent pas cet état d’esprit.

Le complexe d’infériorité dans les campagnes est tel qu’on voit des paysans millionnaires trouver naturel d’être traités par des petits bourgeois retraités avec une hauteur de coloniaux envers des indigènes. Il faut qu’un complexe d’infériorité soit très fort pour ne pas être effacé par l’argent.

Par suite, plus on se propose de fournir de satisfactions morales aux ouvriers, plus il faut se préparer à en procurer aux paysans. Autrement le déséquilibre produit serait dangereux pour la société et par répercussion pour les ouvriers eux-mêmes.

Le besoin d’enracinement, chez les paysans, a d’abord la forme de la soif de propriété. C’est vraiment une soif chez eux, et une soif saine et naturelle. On est sûr de les toucher en leur offrant des espérances dans ce sens ; et il n’y a aucune raison de ne pas le faire dès lors qu’on regarde comme sacré le besoin de propriété, et non pas les titres juridiques qui déterminent les modalités de la propriété. Il y a quantité de dispositions légales possibles pour faire passer peu à peu aux mains des paysans les terres qui n’y sont pas. Rien ne peut légitimer un droit de propriété d’un citadin sur une terre. La grande propriété agricole n’est justifiable que dans certains cas, pour des raisons techniques ; et dans ces cas eux-mêmes on peut concevoir des paysans cultivant intensément en légumes et produits de ce genre chacun son bout de terrain, et en même temps appliquant les méthodes de culture extensive, avec un outillage moderne, sur de vastes espaces possédés par eux en commun, sous forme coopérative.

Une mesure qui toucherait le cœur des paysans serait celle par laquelle on déciderait de regarder la terre comme un moyen de travail, et non comme une richesse dans la répartition des héritages. Ainsi on ne verrait plus le spectacle scandaleux d’un paysan endetté tout au cours de sa vie envers un frère fonctionnaire qui travaille moins et gagne davantage.

Des retraites, même minimes, pour les vieillards auraient peut-être une grande portée. Le mot de retraite est malheureusement un mot magique qui tire les jeunes paysans vers la ville. L’humi-