Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/92

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paysans restent étrangers à la culture d’esprit qui leur est offerte.

La science doit être présentée aux paysans et aux ouvriers de manières très différentes. Pour les ouvriers, il est naturel que tout soit dominé par la mécanique. Pour les paysans, tout devrait avoir pour centre le merveilleux circuit par lequel l’énergie solaire, descendue dans les plantes, fixée par la chlorophylle, concentrée dans les graines et les fruits, entre dans l’homme qui mange ou boit, passe dans ses muscles et se dépense pour l’aménagement de la terre. Tout ce qui se rapporte à la science peut être disposé autour de ce circuit, car la notion d’énergie est au centre de tout. La pensée de ce circuit, si elle pénétrait dans l’esprit des paysans, envelopperait le travail de poésie.

D’une manière générale, toute instruction, dans les villages, devrait avoir pour objet essentiel d’augmenter la sensibilité à la beauté du monde, à la beauté de la nature. Les touristes, il est vrai, ont découvert que les paysans ne s’intéressent pas aux paysages. Mais quand on partage avec des paysans des journées de travail épuisantes, ce qui est le seul procédé pour causer à cœur ouvert avec eux, on entend certains regretter que leur travail soit trop dur pour les laisser jouir des beautés de la nature.

Bien entendu, augmenter la sensibilité à la beauté ne s’accomplit pas en disant : « Regardez comme c’est beau ! » C’est moins facile.

Le mouvement qui s’est produit récemment dans les milieux cultivés vers le folk-lore devrait aider à restituer aux paysans le sentiment qu’ils sont chez eux dans la pensée humaine. Le système actuel consiste à leur présenter tout ce qui a rapport à la pensée comme une propriété exclusive des villes, dont on veut bien leur accorder une petite part, très petite, parce qu’ils n’ont pas la capacité d’en concevoir une grande.

C’est la mentalité coloniale, à un degré seulement moins aigu. Et comme il arrive qu’un indigène des colonies, frotté d’un peu d’instruction européenne, méprise son peuple plus que ne ferait un Européen cultivé, il en est souvent de même pour un instituteur fils de paysans.

La première condition d’un réenracinement moral de la paysannerie dans le pays, c’est que le métier d’instituteur rural soit