Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/163

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mis à l’arbitraire : charges de famille, ancienneté, tirage au sort, ou combinaison des trois ? Cela comporterait peut-être de graves inconvénients, je n’en sais rien ; mais je vous supplie de considérer quels avantages moraux en résulteraient pour ces malheureux, placés dans une si douloureuse insécurité par la faute du gouvernement français.

Voyez-vous, ce n’est pas la subordination en elle-même qui me choque, mais certaines formes de subordination comportant des conséquences moralement intolérables. Par exemple, quand les circonstances sont telles que la subordination implique non seulement la nécessité d’obéir, mais aussi le souci constant de ne pas déplaire, cela me paraît dur à supporter. — D’un autre côté, je ne puis accepter les formes de subordination où l’intelligence, l’ingéniosité, la volonté, la conscience professionnelle n’ont à intervenir que dans l’élaboration des ordres par le chef, et où l’exécution exige seulement une soumission passive dans laquelle ni l’esprit ni le cœur n’ont part ; de sorte que le subordonné joue presque le rôle d’une chose maniée par l’intelligence d’autrui. Telle était ma situation comme ouvrière.

Au contraire quand les ordres confèrent une responsabilité à celui qui les exécute, exigent de sa part les vertus de courage, de volonté, de conscience et d’intelligence qui définissent la valeur humaine, impliquent une certaine confiance mutuelle entre le chef et le subordonné, et ne comportent que dans une faible mesure un pouvoir arbitraire entre les mains du chef, la subordination est une chose belle et honorable.

Soit dit en passant, j’aurais été reconnaissante à un chef qui aurait bien voulu m’assigner un jour quelque tâche, même pénible, malpropre, dangereuse et mal rétribuée, mais qui aurait impliqué de sa part une certaine confiance en moi ; et j’aurais obéi, ce jour-là, de tout mon cœur. Et je suis sûre que beaucoup d’ouvriers sont comme moi. Il y a là une ressource morale qu’on n’utilise pas.

Mais assez là-dessus. Je vous écrirai le plus tôt que je pourrai quelle journée je compte passer à R. Il m’est impossible de vous dire combien je vous sais gré des facilités que vous me procurez pour comprendre ce que c’est qu’une usine.

Bien cordialement.

S. Weil.