Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/171

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qu’il est bon pour les opprimés d’avoir pu pendant quelques jours affirmer leur existence, relever la tête, imposer leur volonté, obtenir des avantages dus à autre chose qu’à une générosité condescendante. Et je pense qu’il est également bon pour les chefs — pour le salut de leur âme — d’avoir dû à leur tour, une fois dans leur vie, plier devant la force et subir une humiliation. J’en suis heureuse pour eux.

Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Ne pas éprouver cette joie ? Mais je la juge légitime. Je n’ai eu à aucun moment d’illusion sur les conséquences possibles du mouvement, je n’ai rien fait pour le susciter ni le prolonger ; du moins pouvais-je partager la joie pure et profonde qui animait mes camarades d’esclavage. Ne pas vous exprimer cette joie ? Mais comprenez donc notre situation respective. Des relations cordiales entre vous et moi impliqueraient de ma part la pire hypocrisie si je vous laissais croire un instant qu’elles comportent la moindre nuance de bienveillance à l’égard de la force oppressive que vous représentez et que vous maniez dans votre sphère, comme subordonné immédiat du patron. Il serait facile et avantageux pour moi de vous laisser dans l’erreur à ce sujet. En m’exprimant avec une franchise brutale qui ne peut avoir, pratiquement, que de mauvaises conséquences, je vous donne un témoignage d’estime.

Bref, il dépend de vous de renouer ou non les relations qui existaient entre nous avant les événements actuels. Dans l’un et l’autre cas, je n’oublierai pas que je vous dois, sur le plan intellectuel, une vue un peu plus claire concernant certains des problèmes qui me préoccupent.

S. Weil.


P.-S. — J’ai encore un service à vous demander, que, j’espère, vous voudrez bien me rendre dans tous les cas. Je vais probablement me décider, en fin de compte, à écrire quelque chose concernant le travail industriel. Voudriez-vous avoir l’obligeance de me renvoyer toutes les lettres où je vous ai parlé de la condition ouvrière ? J’y ai noté des faits, des impressions et des idées dont certains ne me reviendraient peut-être pas à l’esprit. Merci d’avance.

J’espère, d’autre part, qu’aucun changement dans vos sentiments à mon égard ne vous fera oublier que vous m’avez promis un secret absolu concernant mon expérience dans les usines.