Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/176

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bien sagement, recommencer à arpenter les rues, à stationner devant les bureaux d’embauche, et, à mesure que les semaines s’écoulent, sentir croître, au creux de l’estomac, une sensation qui s’installe en permanence et dont il est impossible de dire dans quelle mesure c’est de l’angoisse et dans quelle mesure de la faim.

Quoi encore ? Un vestiaire d’usine, au cours d’une semaine rigoureuse d’hiver. Le vestiaire n’est pas chauffé. On entre là dedans, quelquefois juste après avoir travaillé devant un four. On a un mouvement de recul, comme devant un bain froid. Mais il faut entrer. Il faut passer là dix minutes. Il faut mettre dans l’eau glacée des mains couvertes de coupures, où la chair est à vif, il faut les frotter vigoureusement avec de la sciure de bois pour ôter un peu l’huile et la poussière noire. Deux fois par jour. Bien sûr, on supporterait des souffrances encore plus pénibles, mais celles-là sont si inutiles ! Se plaindre à la direction ? Personne n’y songe un seul instant. « Ils se foutent bien de nous. » C’est vrai ou ce n’est pas vrai — mais en tout cas c’est bien l’impression qu’ils nous donnent. On ne veut pas risquer de se faire rembarrer. Plutôt souffrir tout cela en silence. C’est encore moins douloureux.

Des conversations, à l’usine. Un jour, une ouvrière amène au vestiaire un gosse de neuf ans. Les plaisanteries fusent. « Tu l’amènes travailler ? » Elle répond : « Je voudrais bien qu’il puisse travailler. » Elle a deux gosses et un mari malade à sa charge. Elle gagne bien de 3 à 4 francs de l’heure. Elle aspire au moment où enfin ce gosse pourra être enfermé à longueur de journée dans une usine pour rapporter quelques sous. Une autre, bonne camarade et affectueuse, qu’on interroge sur sa famille. « Vous avez des gosses ? — Non, heureusement. C’est-à-dire, j’en avais un, mais il est mort. » Elle parle d’un mari malade qu’elle a eu huit ans à sa charge. « Il est mort, heureusement. » C’est beau, les sentiments, mais la vie est trop dure…

Des scènes de paie. On défile comme un troupeau, devant le guichet, sous l’œil des contremaîtres. On ne sait pas ce qu’on touchera : il y aurait toujours à faire des calculs tellement compliqués que personne ne s’en sort, et il y a souvent de l’arbitraire. Impossible de se défendre du sentiment que ce peu d’argent qu’on vous passe à travers le guichet est une aumône.