Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/189

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tu sentiras que c’est vrai. Tu souffrais surtout parce que lorsqu’on t’infligeait une humiliation, une injustice, tu étais seul, désarmé, il n’y avait rien pour te défendre. Quand un chef te brimait ou t’engueulait injustement, quand on te donnait un boulot qui dépassait tes forces, quand on t’imposait une cadence impossible à suivre, quand on te payait misérablement, quand on te jetait sur le pavé, quand on refusait de t’embaucher parce que tu n’avais pas les certificats qu’il fallait ou parce que tu avais plus de quarante ans, quand on te rayait des secours de chômage, tu ne pouvais rien faire, tu ne pouvais même pas te plaindre. Ça n’intéressait personne, tout le monde trouvait tout ça tout naturel. Tes camarades n’osaient pas te soutenir, ils avaient peur de se compromettre s’ils protestaient. Quand on t’avait mis à la porte d’une boîte, ton meilleur copain était quelquefois gêné d’être vu avec toi devant la porte de l’usine. Les camarades se taisaient, ils te plaignaient à peine, ils étaient trop absorbés par leurs propres soucis, leurs propres souffrances.

Comme on se sentait seul ! Tu te rappelles ? Tellement seul qu’on en avait froid au cœur. Seul, désarmé, sans recours, abandonné. À la merci des chefs, des patrons, des gens riches et puissants qui pouvaient tout se permettre. Sans droits, alors qu’eux avaient tous les droits. L’opinion publique était indifférente. On trouvait naturel qu’un patron soit maître absolu dans son usine. Maître des machines d’acier qui ne souffrent pas ; maître aussi des machines de chair, qui souffraient, mais devaient taire leurs souffrances sous peine de souffrir encore plus. Tu étais une de ces machines de chair. Tu constatais tous les jours que seuls ceux qui avaient de l’argent dans leurs poches pouvaient, dans la société capitaliste, faire figure d’hommes, réclamer des égards. Toi, on aurait ri si tu avais demandé à être traité avec égards. Même entre camarades, on se traitait souvent aussi durement, aussi brutalement qu’on était traité par les chefs. Citoyen d’une grande ville, ouvrier d’une grande usine, tu étais aussi seul, aussi impuissant, aussi peu soutenu qu’un homme dans le désert, livré aux forces de la nature. La société était aussi indifférente aux hommes sans argent que le vent, le sable, le soleil sont indifférents. Tu étais plutôt une chose qu’un homme, dans la vie sociale. Et tu en arrivais quelquefois, quand c’était trop dur, à oublier toi-même que tu étais un homme.