Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/202

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pression que cela va être maintenant la bataille de la Marne des patrons. Ils sont complètement acculés, et maintenant… »


Ici l’arrêt du train a mis fin à la conversation. L’évocation de la bataille de la Marne, elle aussi, fait plutôt songer à la guerre civile qu’à de simples conflits sociaux. Ces souvenirs militaires, ces termes de « crever » et « on n’a plus rien à perdre », répétés à satiété, sonnaient d’une manière assez comique de la part de ces messieurs corrects, bedonnants, bien nourris, ayant au plus haut point cet aspect confortable, pacifique et rassurant qui est celui du Français moyen.

Ce n’est là qu’une conversation particulière. Mais je pense qu’une conversation, dans un lieu presque public, entre deux personnes — et c’était évidemment le cas — dont l’originalité n’est pas la principale qualité, ne peut avoir lieu que si une atmosphère assez générale la rend possible ; de sorte qu’une seule conversation est concluante. Celle-là est, je crois, bonne à mettre au dossier qu’on pourrait constituer à la suite de l’article de Detœuf : Sabotage patronal et sabotage ouvrier. J’avais donné raison, en gros, à Detœuf ; je crois encore qu’il a eu raison, mais plus pour une période à présent écoulée que pour le moment présent. Ou plutôt, pour ne pas exagérer, je pense que la situation se développe de manière à lui donner un peu moins raison tous les jours. En tout cas, ce qu’on doit constater, c’est que des pensées de sabotage circulent ; que chez certains le dégoût a provoqué l’équivalent patronal d’une grève perlée. Du moins c’est ce que j’ai entendu affirmer en propres termes ; je vous garantis l’exactitude des phrases que je vous rapporte.

Vous pouvez publier cette lettre dans les Nouveaux Cahiers. (C’est même pour cela que je vous l’écris.)

Bien amicalement.

S. Weil.


P.-S. — Voici ce que la situation présente a de plus paradoxal. Les patrons, parce qu’ils croient qu’ils n’ont plus rien à perdre, prennent le vocabulaire et l’attitude révolutionnaire. Les ouvriers, parce qu’ils croient qu’ils ont quelque chose d’assez important à perdre, prennent le vocabulaire et l’attitude conservatrice.