Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/210

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une transformation morale qui a supprimé toutes les conditions sur lesquelles se fondait l’organisation des usines. Il aurait fallu procéder à une réorganisation. Les patrons ne l’ont pas fait.

Le mouvement de juin a été avant tout une réaction de détente, et cette détente dure encore. La crainte, la jalousie, la course aux primes ont disparu dans une assez large mesure, alors que la conscience professionnelle et l’amour du travail avaient été considérablement affaiblis chez les ouvriers, au cours des années qui ont précédé juin, par la disqualification progressive du travail et par une oppression inhumaine qui implantait au cœur des ouvriers la haine de l’usine. Devant cette détente générale, les patrons se sont sentis paralysés parce qu’ils n’ont pas compris. Ils ont continué à faire tourner les usines en profitant des habitudes acquises ; leur seule innovation purement négative et provoquée par la crainte, a consisté à supprimer pratiquement les sanctions, dans une plus ou moins grande mesure selon les cas, et parfois totalement. Dès lors il devenait inévitable qu’il y ait du jeu dans les rouages de transmission de l’autorité patronale, et un certain flottement dans la production.

Il s’est ainsi produit depuis juin une transformation psychologique du côté ouvrier comme du côté patronal. C’est là un fait d’une importance capitale. La lutte des classes n’est pas simplement fonction des intérêts, la manière dont elle se déroule dépend en grande partie de l’état d’esprit qui règne dans tel ou tel milieu social.

Du côté ouvrier, la nature même du travail semble avoir changé, dans une mesure plus ou moins grande selon les usines. Sur le papier le travail aux pièces est maintenu, mais les choses se passent dans une certaine mesure comme s’il n’existait plus ; en tout cas la cadence du travail a perdu son caractère obsédant, les ouvriers ont tendance à revenir au rythme naturel du travail. Du point de vue syndicaliste qui est le nôtre, il y a là incontestablement un progrès moral, d’autant plus que l’accroissement de la camaraderie a contribué à ce changement en supprimant, chez les ouvriers, le désir de se dépasser les uns les autres. Mais en même temps, à la faveur du relâchement de la discipline, la mentalité bien connue de l’ouvrier qui a trouvé une « planque » a pu se développer chez certains. Et ce qui, du point de vue syndicaliste, est plus grave que la diminution de la cadence, c’est qu’il y a eu incontesta-