Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/242

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la monotonie soit supportable pour les ouvriers, c’est peut-être ce que l’on peut dire de pire d’un tel système ; car il est certain que la monotonie du travail commence toujours par être une souffrance. Si on arrive à s’y accoutumer, c’est au prix d’une diminution morale.

En fait, on ne s’y accoutume pas, sauf si l’on peut travailler en pensant à autre chose. Mais alors il faut travailler à un rythme ne réclamant pas trop d’assiduité dans l’attention nécessitée par la cadence du travail. Mais si on fait un travail auquel on doive penser tout le temps, on ne peut pas penser à autre chose, et il est faux de dire que l’ouvrier puisse s’accommoder de la monotonie de ce travail. Les ouvriers de Ford n’avaient pas le droit de parler. Ils ne cherchaient pas à avoir un travail varié parce que, au bout d’un certain temps de travail monotone, ils sont incapables de faire autre chose.

La discipline dans les usines, la contrainte, est une autre caractéristique du système. C’est même son caractère essentiel ; et c’est le but pour lequel il a été inventé, puisque Taylor a fait ses recherches exclusivement pour briser la résistance de ses ouvriers. En leur imposant tels ou tels mouvements en tant de secondes, ou tels autres en tant de minutes, il est évident qu’il ne reste à l’ouvrier aucun pouvoir de résistance. C’est de cela que Taylor était le plus fier, et c’est cela qu’il développait le plus volontiers en ajoutant que son système permettait de briser la puissance des syndicats dans les usines.

Au cours d’une enquête faite en Amérique sur le système Taylor, un ouvrier interrogé par Henri de Man lui a dit : « Les patrons ne comprennent pas que nous ne voulions pas nous laisser chronométrer ; pourtant, que diraient nos patrons si nous leur demandions de nous montrer leurs livres de comptabilité et si nous leur disions : Sur tant de bénéfices que vous faites, nous jugeons que telle part doit vous rester et telle autre part nous revenir sous forme de salaires ? La connaissance des temps de travail est pour nous exactement l’équivalent de ce qu’est pour eux le secret industriel et commercial. »

Cet ouvrier avait admirablement compris la situation. Le patron a non seulement la propriété de l’usine, des machines, le monopole des procédés de fabrication et des connaissances financières et commerciales concernant son usine, il prétend encore au monopole du travail et des temps de travail. Que reste-t-il aux ouvriers ? Il leur