Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/247

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d’une nécessité qui tient non à la nature des choses, mais aux rapports humains ; inutiles à tous, ils sont nécessaires en chaque endroit du fait qu’on s’y livre partout ailleurs. La discrimination entre ces deux espèces de nécessités, la véritable et la fausse, n’est pas toujours aisée ; mais il existe pour elle un criterium sûr. Il est des produits dont la disette dans un pays est d’autant plus grave qu’elle s’étend aussi au reste du globe ; pour d’autres, la disette présente d’autant moins d’inconvénients qu’elle est plus générale. On peut ainsi distinguer grossièrement deux classes de travaux.

Si la récolte du blé diminuait en France de moitié, par suite de quelque fléau, les Français devraient mettre tout leur espoir dans une surabondance de blé au Canada ou ailleurs ; leur détresse deviendrait irrémédiable si la récolte avait en même temps diminué de moitié dans le monde entier. Au contraire, que le rendement des usines de guerre françaises diminue un beau jour de moitié, il n’en résultera pour la France aucun dommage, pourvu que pareille diminution ait lieu dans toutes les usines de guerre du monde. Le blé d’une part, la production de guerre de l’autre, constituent des exemples parfaits pour l’opposition qu’il s’agit d’illustrer. Mais la plupart des produits participent, à des degrés différents, de l’une et de l’autre catégorie. Ils servent pour une part à être consommés, et pour une part, soit à la guerre, soit à cette lutte analogue à la guerre qu’on appelle concurrence. Si l’on pouvait tracer un schéma figurant la production actuelle et illustrant cette division, on mesurerait exactement, au jour le jour, combien de sueur et de larmes les hommes ajoutent à la malédiction originelle.

Prenons l’exemple de l’automobile. Dans l’état actuel des échanges, l’automobile est un instrument de transport qui ne pourrait être supprimé sans graves désordres ; mais la quantité d’automobiles qui sort tous les jours des usines dépasse de beaucoup celle au-dessous de laquelle ces désordres se produiraient. Pourtant, une diminution considérable du rendement du travail dans ces usines aurait des effets désastreux, car les automobiles anglaises, italiennes, américaines, plus abondantes et moins chères, envahiraient le marché et provoqueraient faillite et chômage. C’est qu’une automobile ne sert pas seulement à rouler sur une route, elle est aussi une arme dans la guerre permanente que mènent entre elles la production fran-