Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/30

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Tout ça, c’est pour le travail non qualifié, bien entendu. (Surtout celui des femmes.)

Et à travers tout ça un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu. Le plus souvent, les rapports même entre camarades reflètent la dureté qui domine tout là dedans.

Allons, assez bavardé. J’écrirais des volumes sur tout ça.

S. W.


Je voulais te dire aussi : le passage de cette vie si dure à ma vie actuelle, je sens que ça me corrompt. Je comprends ce que c’est qu’un ouvrier qui devient « permanent », maintenant. Je réagis tant que je peux. Si je me laissais aller, j’oublierais tout, je m’installerais dans mes privilèges sans vouloir penser que ce sont des privilèges. Sois tranquille, je ne me laisse pas aller. À part ça, j’y ai laissé ma gaîté, dans cette existence ; j’en garde au cœur une amertume ineffaçable. Et quand même, je suis heureuse d’avoir vécu ça.

Garde cette lettre — je te la redemanderai peut-être si, un jour, je veux rassembler tous mes souvenirs de cette vie d’ouvrière. Pas pour publier quelque chose là-dessus (du moins je ne pense pas), mais pour me défendre moi-même de l’oubli. C’est difficile de ne pas oublier, quand on change si radicalement de manière de vivre.