Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

à la pensée, et que néanmoins il interdit toute autre pensée. Penser, c’est aller moins vite ; or il y a des normes de vitesse, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu’il faut réaliser, à la fois pour ne pas être renvoyé et pour gagner suffisamment (le salaire étant aux pièces). Moi, je n’arrive pas encore à les réaliser, pour bien des raisons : le manque d’habitude, ma maladresse naturelle, qui est considérable, une certaine lenteur naturelle dans les mouvements, les maux de tête, et une certaine manie de penser dont je n’arrive pas à me débarrasser… Aussi je crois qu’on me mettrait à la porte sans une protection d’en haut. Quant aux heures de loisir, théoriquement on en a pas mal, avec la journée de 8 heures ; pratiquement elles sont absorbées par une fatigue qui va souvent jusqu’à l’abrutissement. Ajoutez, pour compléter le tableau, qu’on vit à l’usine dans une subordination perpétuelle et humiliante, toujours aux ordres des chefs. Bien entendu, tout cela fait plus ou moins souffrir, selon le caractère, la force physique, etc. ; il faudrait des nuances ; mais enfin, en gros, c’est ça.

Ça n’empêche pas que — tout en souffrant de tout cela — je suis plus heureuse que je ne puis dire d’être là où je suis. Je le désirais depuis je ne sais combien d’années, mais je ne regrette pas de n’y être arrivée que maintenant, parce que c’est maintenant seulement que je suis en état de tirer de cette expérience tout le profit qu’elle comporte pour moi. J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et de me trouver parmi des hommes réels — bons ou mauvais, mais d’une bonté ou d’une méchanceté véritable. La bonté surtout, dans une usine, est quelque chose de réel quand elle existe ; car le moindre acte de bienveillance, depuis un simple sourire jusqu’à un service rendu, exige qu’on triomphe de la fatigue, de l’obsession du salaire, de tout ce qui accable et incite à se replier sur soi. De même la pensée demande un effort presque miraculeux pour s’élever au-dessus des conditions dans lesquelles on vit. Car ce n’est pas là comme à l’université, où on est payé pour penser ou du moins pour faire semblant ; là, la tendance serait plutôt de payer pour ne pas penser ; alors, quand on aperçoit un éclair d’intelligence, on est sûr qu’il ne trompe pas. En dehors de tout cela, les machines par elles-mêmes m’attirent et m’intéressent vivement. J’ajoute que je suis en usine principalement pour me renseigner sur un certain nombre de