Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jouissance se situe dans l’avenir, dans l’illusoire. Au lieu que si l’on désire seulement qu’un être existe, il existe : que désirer alors de plus ? L’être aimé est alors mu et réel, non voilé par de l’avenir imaginaire. L’avare ne regarde jamais son trésor sans l’imaginer n fois plus grand. Il faut être mort pour voir les choses nues.

Ainsi, dans l’amour, il y a chasteté ou manque de chasteté selon que le désir est dirigé ou non vers l’avenir.

En ce sens, et à condition qu’il ne soit pas dirigé vers une pseudo-immortalité conçue sur le modèle de l’avenir, l’amour qu’on voue aux morts est parfaitement pur. Car c’est le désir d’une vie finie qui ne peut plus rien donner de nouveau. On désire que le mort ait existé, et il a existé.

l’esprit cesse d’être principe, il cesse aussi d’être fin. D’où la connexion rigoureuse entre la « pensée » collective sous toutes ses formes et la perte du sens, du respect des âmes. L’âme, c’est l’être humain considéré comme ayant une valeur en soi. Aimer l’âme d’une femme, c’est ne pas penser à cette femme en fonction de son propre plaisir, etc. L’amour ne sait plus contempler, il veut posséder (disparition de l’amour platonique)[1].

C’est une faute que de désirer être compris avant de s’être élucidé soi-même à ses propres

  1. Cet amour « platonique » n’a aucun rapport avec ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom. Il ne procède pas de l’imagination, mais de l’âme. Il est contemplation purement spirituelle. Cf. plus bas le chapitre sur la Beauté (Note de l’Éditeur).