Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/134

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Laisser l’imagination s’attarder sur ce qui est mal implique une espèce de lâcheté ; on espère jouir, connaître et s’accroître par l’irréel.

Même attarder son imagination sur certaines choses comme possibles (ce qui est tout autre chose qu’en concevoir clairement la possibilité, chose essentielle à la vertu) c’est déjà s’engager. La curiosité en est la cause. S’interdire (non pas de concevoir, mais de s’attarder sur) certaines pensées ; ne pas penser à. On croit que la pensée n’engage pas, mais elle engage seule, et la licence de penser enferme toute licence. Ne pas penser à, faculté suprême. Pureté, vertu négative. Ayant à attardé son imagination sur une chose mauvaise, si on rencontre d’autres hommes qui la rendent objective par leurs paroles et leurs actions et suppriment ainsi la barrière sociale, on est déjà presque perdu. Et quoi de plus facile ? Pas de point de rupture ; quand on voit le fossé, on l’a déjà franchi. Pour le bien, c’est tout le contraire ; le fossé est vu quand il est à franchir, au moment de l’arrachement et du déchirement. On ne tombe pas dans le bien. Le mot bassesse exprime cette propriété du mal.

Même accompli, le mal garde ce caractère d’irréalité ; de là vient peut-être la simplicité des criminels ; tout est simple dans le rêve. Simplicité qui fait pendant à celle de la suprême vertu.

Il faut que le mal soit rendu pur — ou la vie est impossible. Dieu seul peut cela. C’est l’idée de