Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/136

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rence entre nous et autrui, soit en faisant acception de personnes parmi les autres.

Cela vient de ce que l’on ne sait pas que la misère humaine est une quantité constante et irréductible, aussi grande en chaque homme qu’elle peut l’être, et que la grandeur vient d’un seul Dieu, de sorte qu’il y a identité entre un homme et un autre,

On s’étonne que le malheur n’ennoblisse pas. C’est que, quand on pense à un malheureux, on pense à son malheur. Mais le malheureux ne pense pas à son malheur : il a l’âme emplie de n’importe quel infime allégement qu’il puisse convoiter.

Comment n’y aurait-il pas du mal dans le monde ? Il faut que le monde soit étranger à nos désirs. S’il l’était sans contenir de mal, nos désirs alors seraient entièrement mauvais. Il ne le faut pas.

Il y a toutes les gammes de distance entre la créature et Dieu. Une distance où l’amour de Dieu est impossible. Matière, plantes, animaux. Le mal est si complet là qu’il se détruit ; il n’y a plus de mal : miroir de l’innocence divine. Nous sommes au point où l’amour est tout juste possible. C’est un grand privilège, car l’amour qui unit est proportionnel à la distance.

Dieu a créé un monde qui est non le meilleur possible, mais comporte tous les degrés de bien et de mal. Nous sommes au point où il est le plus mauvais possible. Car au delà est le degré où le mal devient innocence.