Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/17

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intégralement, puisqu’elle explique et justifie la publication de ce livre :


« Cher ami, il semble bien maintenant que le moment est venu de se dire adieu. Il ne sera pas facile que j’aie souvent de vos nouvelles. J’espère que le destin épargnera cette maison à Saint-Marcel où vivent trois êtres qui s’aiment. C’est là quelque chose de tellement précieux. L’existence humaine est chose si fragile et si exposée que je ne puis aimer sans trembler. Je n’ai jamais pu encore vraiment me résigner à ce que tous les êtres humains autres que moi ne soient pas complètement préservés de toute possibilité de malheur. C’est là un manquement grave au devoir de soumission à la volonté de Dieu.

« Vous me dites que dans mes cahiers vous aviez trouvé, en plus des choses que vous aviez pensées, d’autres que vous n’aviez pas pensées, mais que vous attendiez ; elles vous appartiennent donc, et j’espère qu’après avoir subi en vous une transmutation, elles sortiront un jour dans un de vos ouvrages. Car il est certainement bien préférable pour une idée d’unir sa fortune à la vôtre qu’à la mienne. J’ai le sentiment que la mienne ici-bas ne sera jamais bonne (ce n’est pas que je compte qu’elle doive être meilleure ailleurs : je ne puis le croire). Je ne suis pas quelqu’un avec qui il soit bon d’unir son sort. Les êtres humains l’ont toujours plus ou moins pressenti ; mais, je ne sais par quel mystère, les idées semblent avoir moins de discernement. Je ne souhaite rien davantage à celles qui sont venues vers moi qu’un bon établissement, et je serais très heureuse qu’elles se logent sous votre plume en changeant de forme de manière à refléter votre image. Cela diminuerait un peu pour moi le sentiment de la responsabilité, et le poids accablant de la pensée que je suis incapable, en raison de mes diverses tares, de servir la vérité telle qu’elle m’apparaît, alors qu’elle daigne, me semble-t-il, se laisser parfois apercevoir de moi, par un excès inconcevable de miséricorde. Vous prendrez tout cela, je pense, avec la même simplicité que je vous le dis. Pour qui aime la vérité, dans