Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout ce que je désire existe, ou a existé, ou existera quelque part. Car je ne peux pas inventer complètement. Dès lors, comment ne pas être comblé ?

Br. Je ne pouvais m’empêcher de l’imaginer vivant, d’imaginer sa maison comme un lieu possible, pour moi, de ses douces conversations. Alors la conscience du fait de sa mort faisait un affreux désert. Froid de métal. Que m’importait qu’il y eût d’autres gens à aimer ? L’amour que je dirigeais vers lui, accompagné d’ébauches intérieures, d’échanges qui ne pouvaient avoir lieu qu’avec lui, était sans objet. Maintenant je ne l’imagine plus comme vivant et sa mort ne m’est plus intolérable. Son souvenir m’est doux. Mais il en est d’autres, qu’alors je ne connaissais pas, et dont la mort me ferait le même effet.

D… n’est pas mort, mais l’amitié que je lui portais est morte, accompagnée d’une semblable douleur. Il n’est plus qu’une ombre.

Mais je ne peux imaginer la même transformation pour X… Y… Z…, qui pourtant n’existaient pas à ma connaissance, il y a si peu de temps.

Comme des parents ne peuvent se représenter qu’un enfant ait été néant trois ans auparavant, de même on ne peut se représenter qu’on n’ait pas toujours connu les êtres qu’on aime.

J’aime mal, il me semble : sinon les choses ne se passeraient pas ainsi pour moi. Mon amour ne serait pas attaché à quelques êtres. Il serait disponible pour tout ce qui mérite d’être aimé.