Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/53

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Ceux dont on avait détruit la cité et qu’on emmenait en esclavage n’avaient plus ni passé ni avenir : de quel objet pouvaient-ils emplir leur pensée ? De mensonges et des plus infimes, des plus pitoyables convoitises, prêts peut-être davantage à risquer la crucifixion pour voler un poulet qu’auparavant la mort dans le combat pour défendre leur ville. Sûrement même, ou bien ces supplices affreux n’auraient pas été nécessaires.

Ou bien il fallait pouvoir supporter le vide dans la pensée.

Pour avoir la force de contempler le malheur quand on est malheureux, il faut le pain surnaturel.

Le mécanisme par lequel une situation trop dure abaisse est que l’énergie fournie par les sentiments élevés est — généralement — limitée ; si la situation exige qu’on aille plus loin que cette limite, il faut avoir recours à des sentiments bas (peur, convoitise, goût du record, des honneurs extérieurs) plus riches en énergie.

Cette limitation est la clef de beaucoup de retournements.

Tragédie de ceux qui, s’étant portés par amour du bien, dans une voie où il y a à souffrir, arrivent au bout d’un temps donné à leur limite et s’avilissent.

Pierre sur le chemin. Se jeter sur la pierre, comme si, à partir d’une certaine intensité de